La mort de Lennie

Chère N. d’il y a vingt ans,

Je t’écris ce soir pour te dire que Lennie est enfin mort. Il ne nous hantera plus. Il nous laissera enfin aimer en paix. Il est parti doucement, sans bruit, comme ça, après quelques heures de lutte.

Lennie t’a collé à la peau pendant si longtemps, mais ce n’est pas ta faute, ça n’a jamais été ta faute, t’as été induite en erreur, tu ne pouvais que l’être. Et moi, j’ai hérité de lui, ce fantôme, cette silhouette dans l’ombre, il m’a collé à la peau, moi aussi, parce que je ne m’étais pas aperçu que, depuis longtemps, j’avais les moyens d’abandonner cette narration et j’avais peur, je crois. Il y avait toujours une part de moi qui se demandait : qu’est-ce que je suis, si je ne suis pas Lennie ?

Je t’écris ce soir pour te rendre justice, car je t’ai injustement détestée pendant longtemps. Je t’en voulais d’être tombée amoureuse, de façon si pleine, si entière, si irrationnelle. En somme, d’avoir été amoureuse comme une ado pouvait l’être. Pendant longtemps, j’en ai eu honte, parce que tu en avais toi-même honte. Tu ne voulais pas ressembler à l’image condescendante et moquée du « petit trisomique attachant qui veut faire des câlins à tout le monde », mais tu aimais. Tu avais l’impression que, si tu le disais, ton amour ferait peur, ferait mal, étoufferait, serait dangereux pour celle que tu aimais. Être amoureuse t’a longtemps terrorisée. Mais tu aimais. Et puis, tu as rencontré Lennie, au détour d’un livre de Steinbeck, ce simplet avec des difficultés d’élocution, tu l’as vu tuer les souris qu’il caressait et brisait la nuque de la femme qu’il aimait, tu t’es reconnue en lui, tu t’es sentie soulagée de ne plus être seule, mais tu étais aussi horrifiée car Lennie te confirmait que ton amour était dangereux pour l’autre. Et toi, tu ne voulais pas ça, tu voulais traiter tes amoureuses comme des reines, tu ne voulais pas faire ton gros relou de mec cis – il en allait de ton honneur de lesbienne, puis de gouine –. Tu ne voulais pas être Lennie. Mais tu ne savais pas comment faire, parce que t’avais 13 ans, et tu ne savais pas comment être lesbienne sans utiliser des mots d’homme pour décrire ton amour, ou sans être Josiane Balasko, ou une vampire, ou sans provoquer un bain de sang à la fin du film.

Et puis, plus tard, tu rencontreras d’autres personnes, et tu en feras ta communauté. Tu verras, iels sont cools. Peu à peu, iels m’ont fait comprendre que l’amour était beau, était joie ; et tu comprendras bientôt que ton amour à toi fait du bien. C’était tout un travail collectif, entre ami-e-s indéboulonnables, entre amant-e-s et amours de passage. Peu à peu, j’ai parlé de Lennie, de ce qu’il t’avait fait, de ce qu’il me faisait, et je n’ai plus été seule à le porter. Bientôt, il n’a plus été qu’une ombre diffuse.

Mais l’ombre ressurgissait parfois. Jusqu’à ce soir. Il est parti, je crois, définitivement. Ça a été un décrochage, comme se défaire d’un réflexe de pensée auquel on tient malgré soi parce que c’est la seule définition que l’on connaît. J’ai accepté de laisser partir cette narration. J’ai compris que Lennie ne m’allait plus du tout, et que je pouvais me fier à la tendresse des autres pour écrire ma propre histoire.

Lennie est mort, donc. Rassure-toi, petite ado, t’avais le droit d’aimer. Et t’as vraiment assuré, quoi qu’on ait pu te dire, quoi que Steinbeck ait pu écrire, quoi que Josiane Balasko ou Kate Winslett aient pu jouer.

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