Un artiste handicapé parle de sa maladie de compagnie. Cette expression m’a tellement plu que je la reprends à mon compte en parlant de mes douleurs de compagnie. Je trouve que ça dit parfaitement la réalité, ma réalité, et celle, je crois, d’autres personnes qui ont des douleurs chroniques.
Presque jamais en public, je ne parle de mes douleurs : j’en parle à mon cercle très proche. Il est difficile de parler de ses douleurs physiques (comme de ces douleurs psychiques). Parce que c’est une expérience intime ; et comment décrire la crise de douleurs qui m’est arrivé tout à l’heure ? Comprendrez-vous les prémices, la sensation de raideurs que l’on sent peu à peu arriver ? Comment dire ensuite le courant électrique qui se propage des muscles du front, de la mâchoires, du cou, des épaules et des bras, et les crampes qui entravent la respiration et la digestion ? Sur une échelle, de 1 à 10, où situez-vous vos douleurs, disent souvent les médecins ? A cette question, je réponds toujours au pif, toujours à tâtons, car je ne sais ce qu’est un 8 de douleurs, ni si mon 8 correspond au 8 du ou de la médecin qui m’interroge. Peut-être, après tout, la douleur est-elle une expérience incommunicable ?
Mais la douleur est une réalité – et comme toute réalité, elle est souvent gérable ; et parfois, ça nous dépasse –. Mais la douleur n’est pas une tragédie. En tout cas, pas pour moi. Pour certaines personnes douloureuses, oui bien sûr – et elles en ont bien le droit –. Mais c’est l’idée même que la douleur chronique est une tragédie inéluctable du corps qui m’empêche d’en parler davantage, car en parler confirmerait encore plus la croyance validiste que mon corps n’est que source de douleurs, que mon existence est lacunaire. C’est la triple peine : avoir mal, et ne pouvoir en parler sous peine de voir réduire mon corps à une projection qui le mésestime et de le tronquer mon corps d’une part importante de lui-même. Mon corps peut être plaisir, mouvement, joie.
La douleur est une réalité et j’ai développé un rapport à elle très pragmatique. Bon, il est vrai que parfois je suis accablée, que parfois je trouve ça injuste, que parfois j’aimerais qu’on me prenne dans les bras pour me dire : « tu vas y arriver, tu vas arriver à tout gérer ». C’est une réalité qui ne me submerge pas. Jamais je ne panique face à mes douleurs car elles me tenaient déjà compagnie pendant mes devoirs tard le soir, et mes contrôles de maths, et mes DM d’espagnol, et mes parties de Zelda, de Mario ou de Pokémon. Nous sommes de vieilles connaissances, un très vieux couple. En les apprivoisant, j’ai acquis une grande palette de stratégies., même si ça me rajoute de la charge mentale : ne pas prévoir trop de travail dans les périodes douloureuses, retenir l’heure de l’Efferalgan, surveiller la consommation de médicaments pour éviter toute accoutumance et dépendance. Mais si mes douleurs de compagnie m’ont certes toujours entravée, elles ne m’ont jamais empêchée.
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Essayer de finir un budget avant demain. Avoir envie de se terrer dans un coin. Répondre à tous les mails pro que l’on peut. Avoir envie de se terrer dans un coin. Faire les plannings des auxis avant demain. Avoir envie de se terrer dans un coin. Faire toute sa to-do-list avant demain. Parce qu’on ne sait pas si demain on sera un peu démolie ou beaucoup démolie. Ne pas savoir quand on pourra être à nouveau active. Avoir peur. Avoir peur d’avoir mal. Savoir qu’on aura mal. Être soulagée à l’idée qu’on n’aura plus mal. Avoir envie de se terrer dans un coin. Être soulagée à l’idée qu’on n’a pas attrapé le Covid pour l’hôpital demain. Préparer le carnet de l’hôpital pour demain. Préparer sa carte vitale pour demain. Préparer la convocation de l’hôpital pour demain. Préparer ses cachets pour demain. Se tailler les ongles pour demain. Se peser pour demain. Penser aux repas pour demain. Penser que demain, il y a aussi le marché sur Jaurès et que le frigo est vide. Avoir envie de se terrer dans un coin. Savoir qu’après demain, on risque d’avoir à lutter contre cette vieille phobie des oppressions respiratoires. Savoir qu’après demain, on aura à gérer la diminution des cachets anti-douleur, et la désaccoutumance, et l’anxiété, et l’insomnie, qui vont avec. Avoir envie de se terrer dans un coin. Avoir peur. Avoir envie de pleurer. Avoir envie de hurler contre l’absurdité d’avoir mal et que ça recommence tous les trois mois. Mais ne plus avoir mal pendant trois mois.