Des morts qui ne sont pas pleurées

Les morts du Co-Vid sont-elles encore pleurables ? C’est la question que je me pose depuis quelques temps quand je vois les médias taire de plus en plus ces morts et quand j’entends dans mon quotidien : « il était vieux, c’est normal » ou « il avait du diabète, c’est normal ». Bref, la mort est loin, cantonnée. Les morts ne sont plus des héros de la guerre macronienne, mais ce sont de simples personnes âgées et/ou malades dont la mort s’inscrit dans l’ordre des choses. Je ne veux pas produire ici un plaidoyer éthique qui viserait à dire que toute mort devrait être pleurée collectivement (au bout de deux ans environ, l’émotion s’épuise et la mort se banalise). Mon propos se veut plus descriptif : il s’agira d’envisager ce que cela dit des rapports de domination.

Mais tout d’abord, il me faut expliciter le concept de « mort pleurable ». J’emprunte ce concept à Judith Butler. Elle le développe dans son article « Ces corps qui comptent encore » (traduit par Myriam Bennehi). A travers l’exemple des féminicides et des morts des migrant-e-s, elle lie le concept de vulnérabilité et celui de pleurabilité, mettant ainsi en exergue que plus une population est considérée comme vulnérable, et moins ses morts sont pleurées, dignes de deuil. Elle interroge la « structure sociale qui a établi que les femmes [et les migrant-e-s] ne sont pas pleurables ». Dans le sillage freudien, Butler distingue le deuil et la mélancolie :: le premier implique que la communauté (nationale) reconnaisse la perte qu’elle a subie. La seconde, au contraire, refuse de reconnaître cette perte qui se trouve à la fois « enregistrée et niée ». En d’autres termes, là où le deuil fait voir une mort comme « inacceptable, injuste, choquante et scandaleuse », la mélancolie place une disparition dans l’entre-deux flou du voir-sans-reconnaître.

Au cours de ces deux ans, les morts du Co-Vid ont changé de camp : de morts qui concernaient la collectivité, comptabilisées chaque soir à la télé, audibles partout, on est passé maintenant à des morts individualisées, invisibilisées, doublement pathologisées et qui vont donc de soi. Le deuil est inégalitaire, esquissant une distinction entre des corps vivants qui, une fois morts du Co-Vid, ont été une perte pour la collectivité ; et des corps considérés maintenant comme « déjà perdus » ou « perdus d’emblée » (c’est-à-dire des corps à qui on ne donne pas les mêmes chances de vivre) qu’il ne sert à rien de pleurer.

Si la domin9ation n’existe plus dans la mort, la mort révèle les rapport de domination entre vivant-e-s. Je terminerai en citant un extrait de l’article de Butler : « Ainsi, quand nous disons qu’une vie n’est pas pleurable (ungrievable), nous ne parlons pas seulement d’une vie déjà achevée. En effet, vivre dans le monde en tant que vie susceptible de deuil, c’est savoir que notre mort sera pleurée, pourra être pleurée, c’est avoir le sentiment de vivre dans un monde où notre vie compte. C’est aussi savoir que cette vie sera protégée à cause de sa valeur, qu’elle bénéficiera du soutien infrastructurel nécessaire pour vivre dans un monde avec un avenir ouvert. »

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