1.
Passants assis, passantes debout, ami-e-s couché-e-s sur le bitume, familles qui s’attardent en dansant, petits adultes et grands enfants, je m’adresse à vous, sur cette place.
Merci d’être là. Vous ne me voyez pas. Je vous parle derrière cette porte verte. Si je sortais, je m’envolerai. Je suis trop légère pour résister au moindre courant d’air. Ne cherchez pas à me voir. Vous me froisseriez. J’ai le corps en papier.
Je tiens à marquer de mon corps cette esplanade, car c’est ici que débute l’histoire que je veux vous raconter. Des mots pierreux m’ont été lancés au visage et m’ont blessée. Brisures de violence qui tintent et poinçonnent le papier de mon corps. De nombreuses entailles se sont dessinées sur ma peau ; et ma chair s’est mise à sangloter. Dans ce tumulte, mes membres ont commencé à se désagréger en une poussière grise et fine, comme des horizons qui se calcinent. J’ai oublié.
Allongée sur le sol, ma peau a arrêté de se désagréger. La poussière calcinée laisse place à des déchirures de papier, où perlent des gouttes rouges d’imaginaire ; et de ces plaies de douleurs dépliées, pleurent des larmes de musiques et de langages. Là où je fus insultée, je veux toujours m’écouler en flots d’images et d’objets indistincts. L’instant d’avant indésirable, mon corps déverse aujourd’hui sa mythologie liquide. Face aux injures qui me méconnaissent et m’ostracisent, je veux que mes flux de pensée envahissent tout l’espace.
Vous ne me voyez pas. Je ne veux pas que mon visage s’interpose entre ma voix et vous. Si j’apparaissais devant vous, vos yeux me couvriraient du clair-obscur de votre langage et mes mots se teindraient, malgré moi, de votre imaginaire. Je veux au contraire n’être qu’une silhouette sonore qui anime vos corps et sème mes propres mots sous votre peau. D’habitude, c’est moi qui, sur la matière de mon corps dois apposer l’encre de vos mots, je veux qu’une fois, rien qu’une fois, ce soient mes phrases qui germent en vos mouvements. Transposez, en vos danses et vos gestes, les sensations que vous fera éprouver mon corps. C’est à vous maintenant de me laisser inventer votre corps. Composez, à partir de ma syntaxe, de nouveaux phrasés qui vous appartiendront. Peut-être alors, dans le reflet de vos imaginaires, me reconnaîtrais-je ?
2.
Couchée sur le sol, je sens une silhouette accourir vers moi. Une main se pose sur mon épaule. Mes yeux croisent la douceur lilas d’un regard qui m’invite à me relever. Des mots violets se murmurent et m’exhortent à ne pas disparaître. La rugosité mauve d’une voix se répand et projette en moi l’ombre de la puissance. Je me redresse. Je vois son regard s’éloigner. Elle disparaît dans la foule, au bras d’une autre. Sous le soleil, j’ai vu leurs deux ombres danser ; et, effaçant la honte, ma joie se mêle à leurs pas. Elle n’a pas vu mon regard, moi qui, oubliant la foule, ne voyais que sa silhouette.
Sur cette esplanade, je vous parlerai d’amour, d’un amour particulier, le mien ; le mien pour elle. Peut-être serait-il plus simple de faire comme si de rien n’était, de ranger cet amour aux oubliettes et de ne pas l’inscrire sur le papier de mon corps. Mais je ne veux pas m’envelopper de silence, car je ne crois pas que le silence sied à l’amour. Alors, je veux les mettre en mots, ce silence, cet amour. Des mots qu’elle n’entendra probablement jamais, mais des mots qui sont là. Ils n’existent qu’à part moi, mais se réalisent tout de même.
De cet amour, j’emplirai l’espace, et non sa vie. De mon rêve d’elle, je couvrirai les vitrines des magasins, et non la cadence de son corps. Je ne veux pas la posséder, je ne veux pas m’en emparer. En ce sentiment que je porte en moi, certains y verraient une défaite et une entrave. Mais pourquoi devrait-il être question de conquêtes, de victoires et de territoires, alors qu’on peut briller dans le secret d’une joie exposée à tous les regards ? Je pense à elle ; j’aimerais qu’elle soit un de mes horizons, mais je ne veux pas la gagner. Je sais que jamais je ne perdrai au jeu de l’amour, car si je ne la trouve pas, c’est moi que je trouverai.
Je pense à elle. Mon corps amoureux brille de cette lueur crépusculaire qui contient des aurores. Immobile, debout sous cette porte violette, je veux que ces aurores dansent en moi ; qu’à jamais, elles crépitent dans le creux de mon ventre. Dans le mutisme de la joie, l’aube d’un autre corps grandit. Je pense à elle ; et soudain, l’éclat de son absence fait tomber ma mue de papier. Mon corps de velours est là. Sous ma peau, une autre peau. Je n’en finirai pas de découvrir tous ces rivages.
A mes pieds, dansent les embruns du désir. Je pense à elle. Je l’imagine. Une silhouette venteuse se dessine. Des doigts aériens courent et s’attardent sur ma peau de velours. La brise d’une peau caresse mes seins et descendent le long de mon ventre. Une langue éolienne lèche, en bourrasques consciencieuses, mon sexe humide. Le souffle d’une main me pénètre et traverse mon corps. Sa ventosité parcourt mon vagin, mon utérus, ma vésicule, mes bronchioles, mon larynx, mon nez, mes globes oculaires. De mes yeux, enfin, s’écoule, en pluie épaisse et en remous argentés, mon plaisir qui marque le sol de cette esplanade. Emporté par le suroît d’une silhouette, mon corps de velours érode la matière du fantasme.
Elle m’atteint, loin, très loin en moi et fait éclore un ciel violet sous ma peau. Sur cette esplanade, tout se colore d’elle, qui s’est dessinée dans mes mouvements et j’aimerais que vous le ressentiez, vous aussi, en vos gestuelles et vos danses. Dansez donc, sur le velours de mon corps. Dansez sur ce ciel violet.
3.
Dans un miroir, le reflet de mon corps en velours. Immobile, je le vois pourtant danser, ce corps, muet dans son monde de reflets. Dans le rectangle de verre, une silhouette violette le rejoint bientôt dans sa danse. Alors, deux corps se parlent, de la voix du mouvement, évidente et silencieuse. On peut entendre leurs murmures dans les gestes qu’ils font l’un vers l’autre.
Sur la surface d’un instant, il y a ces deux corps. Ils dansent, sans jamais s’approcher, sans jamais se toucher. Dans le silence du verre, il y a leurs mouvements. Ces deux corps, seuls au monde, de cette solitude si particulière qui abolit les distances. L’un revient, l’autre recule. L’un s’assoit, l’autre s’arrête. Deux corps ; c’est tout ; c’est suffisant pour qu’advienne une autre ivresse qui magnifie tout, qui exalte tout. Des pieds tapent le sol. Des genoux tombent à terre, se relèvent. C’est à la fois simple et riche, comme une évidence invincible. Aucune frontière dans le mouvement. Deux corps, sans s’effleurer, s’émeuvent.
Dans le miroir, les mouvements des deux corps. Dans ma chair de velours, les prémices de gestes qui ne se savent pas encore gestes, mais veulent être là. Ils prennent leur élan, grandissent et cognent sous ma peau de velours, Maintenant, ce sont de grands gestes fluides et amples, courbés et droits, hauts et minuscules, qui déchirent le velours de ma peau. Sous les derniers lambeaux de ma peau de velours, se découvre une autre chair. Un corps en bois, de ce bois tendre, comme une peau qui renaît et s’empourpre en son enthousiasme et en ses joies. J’ai un corps qui danse. Un corps qui ose. Un corps qui crie, parle et répand les mots de sa fierté sur cette esplanade, devant vous.
C’est beau, je trouve, quand une voix éclabousse tout sur son passage, le sol, les vitrines. Des mots écrits nulle part, gravés partout. Certains inscrivent des mots éternels sur des troncs d’arbre. D’autres les murmurent dans des crevasses de montagne. Je ne veux pas que mes mots à moi soient circonscrits dans l’éternité d’une surface. Qu’ils soient éphémères et envahissent tout, autant qu’ils peuvent. Qu’ils grimpent un instant le long des immeubles ; qu’ils courent une seconde entre les piliers de métal ; mais qu’ils disparaissent pour laisser place à d’autres mots, aux vôtres.
c’est absolument magnifique. Je suis bouleversée. Merci.
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