Des voix et des normes.

Echange du 28/08/2020 :
« – Bonjour Madame, XXX XXX journaliste radio publique suisse. Pour notre émission Forum demain vers 18h15 et pour 5-6 minutes, nous cherchons une interlocutrice qui pourrait venir nous parler de deux événements liés aux seins. La Miss écartée du concours pour avoir posé seins nus dans le cadre d’une campagne contre le cancer du sein. Et les femmes topless sur une plage remises à l’ordre par des policiers. Qu’est-ce que ça dit de la place des seins, de leur représentation? Seriez-vous libre? Si oui, nous pourrions nous appeler dans l’après-midi pour préparer l’entretien. Merci.
-Bonjour. Je participerai avec plaisir a votre émission, surtout que le topless est ma question de spécialité. Il faut que vous sachiez que j’ai des difficultés d’élocution et que, pour les émissions de radio, j’utilise une voix de synthèse. Donc si cela vous convient, envoyez-moi vos questions par mail et je vous enverrai l’enregistrement de mes réponses d’ici ce soir. ?
-Merci pour votre réponse, j’ai effectivement cru comprendre que c’était votre spécialité 📷l’interview se ferait en fait en direct demain, pendant quelques minutes, et cela me semble compliqué pour les auditeurs avec une voix de synthèse. Mais je garde précieusement votre contact! Toute belle fin de semaine »

Echange du 29/09/2020 :
« – Bonjour, je prépare un podcast sur le mouvement du 14 septembre, et plus largement sur la liberté de s’habiller qui reste un combat quotidien. J’ai lu ce que vous aviez dit sur Slate et c’était très intéressant. Pourriez vous me rappeler rapidement pour en discuter avant une éventuelle interview ? Notre enregistrement aura lieu dans la semaine. D’avance merci. Bien à vous.
– Bonjour. Je répondrai à vos questions avec plaisir. Il faut que vous sachiez que j’ai des difficultés d’élocution et que, pour les émissions de radio, j’utilise une voix de synthèse. Donc si cela vous convient, envoyez-moi vos questions par mail et je vous enverrai l’enregistrement de mes réponses d’ici la deadline que vous me fixerez ? Avec toute mon estime, N.A.A.
– Rebonjour, merci pour votre réponse rapide. Malheureusement nous devons enregistrer cette interview dans les conditions du direct, et le preenregistrement nuirait à la spontanéité du débat. Mais sachez que je soutiens votre combat. Bien à vous ».

Si je décide aujourd’hui de rendre publics ces deux échanges avec des journalistes-radio, ce n’est pas parce que je veux absolument que la Radio suisse ou RTL m’interviewent – après tout, d’autres travaillent sur les mêmes sujets que moi et en parlent mieux que moi. Et en plus, les interviews audio sont très chronophages pour moi, car, comme certain-e-s le savent déjà, Isabelle ma voix de synthèse est vraiment une connasse.
Ce n’est pas parce que je m’estime victime d’une exclusion – enfin si, mais je le vis plutôt bien. J’ai tendance à me dire : « bah elles savent pas ce qu’elles ratent », plutôt que « c’est ma faute, c’est moi qui suis inadaptée », chose que je pouvais me dire il y a dix ans. Mais je garde à l’esprit que c’est en partie grâce à la reconnaissance sociale dont je bénéficie par ailleurs aujourd’hui que j’ai un rapport si apaisé à cela. Ce n’est pas par colère, ni par vengeance ni par dépit que je rends publics ces échanges.
Mais c’est plutôt parce que je veux entamer une réflexion sur la voix et l’imaginaire normatif qui modèlent nos perceptions de nos voix et des façons de parler. On l’a vu avec tout le tintouin autour de l’accent de Castex – et d’ailleurs, Bourdieu parle de l’effacement des accents (je ne sais plus où, mais il en parle). Pour moi, j’ai eu très tôt conscience que parler n’était pas forcément oraliser. Cette idée m’évoque deux souvenirs : une conversation avec mon orthophoniste qui, à quatre-cinq ans, m’a fait prendre conscience que le terme de « parler » pouvait être extensible à d’autres réalités que « la bouche ». Le deuxième souvenir concerne mon institutrice de CE2 qui exigea que j’aille voir un pédopsy parce que je ne pouvais pas parler. J’ai mis du temps à comprendre ce qu’avait voulu dire cette institutrice : elle voyait bien que je parlais, puisqu’elle m’engueulait quand elle me voyait bavarder en classe du dessin animé « Inspecteur Gadget ». Je ne comprenais pas cette incohérence. Et puis, peu à peu, j’ai compris que ma façon de parler à moi était différente et que, même si on arrivait au même résultat – l’énoncé d’une info, d’un sentiment, d’une envie, ou le cri d’un Pokémon –, mes moyens à moi n’étaient pas ceux dont on avait l’habitude et qu’ils ne seraient pas toujours considérés comme un « parler », comme une voix audible, parce que sortant de l’horizon d’attente des publics. Horizon d’attente effectif ou préjugé qui empêche toute inventivité et toute habituation à d’autres manières de faire et d’être.
Encore une fois, je n’en veux pas aux journalistes qui viennent de m’écrire, parce que l’inventivité prend du temps et je sais, pour avoir travaillé un peu la sociologie du journalisme, qu’ils et elles en manquent cruellement. Mais je crois qu’en filigrane, apparaît un des ressorts de la légitimation de certaines voix et la silenciation d’autres ; et il me semble important de réfléchir à ça.

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