Des Sauvages et des Monstres.

Je crois que cet article sera le premier d’une longue série… et je suis hyper contente de pouvoir enfin partager ici ces nouvelles recherches.

Cet article met en forme une intuition que j’ai depuis un moment et avec laquelle je soûle certain-e-s de mes ami-e-s, à savoir que je crois qu’au XIXème siècle, il y a eu co-construction des idéologies raciste et validiste – ou du moins, des échos entre les deux systèmes d’oppression, à l’instar des échos entre sexisme et racisme qu’E. Dorlin met en lumière dans La matrice de la race.

Cette intuition est née de deux événements : une discussion avec ma pote Elena – que je ne présente plus, tant ses goûts musicaux sont devenus célèbres sur mon blog. Nous nous demandions pourquoi en France le militantisme antivalidiste était isolé, alors qu’aux Etats-Unis, il y avait eu, par exemple, une alliance entre les luttes antiracistes et les luttes antivalidistes, pour le dire vite (cf.: le film Crip Camp, où l’on voit les Black Panthers [j’crois] apporter leur soutien à une mobilisation handie). Au moment de cette discussion avec Elena, ça faisait quelques semaines que je lisais des trucs sur les zoos humains et les freak shows… et je pensais qu’il y avait eu beaucoup plus de freak shows aux Etats-Unis qu’en France, aux XIXème et XXème siècles. J’ai donc émis l’hypothèse d’une histoire commune entre les personnes racisées et les personnes handicapées aux Etats-Unis, qui s’était construite par les ethnic shows et freak shows, où on exposait autant les corps « étrangers » et les corps « étranges » ; tandis que la France se serait plutôt concentrée, dans ses zoos humains, sur les populations non européennes, empire colonial oblige. Mais en fait non !

Deux mois plus tard et m’être avalée des dizaines d’articles de journaux parus dans les années 1930 sur les corps jugés monstrueux que l’on exhibait dans les cirques, et en particulier les artistes lilliputiens, je commence à réévaluer l’importance de ces faits historiques. En fait, je crois que ma dévaluation initiale tient au fait qu’il y a très peu de travaux universitaires francophones sur « l’exhibition de phénomènes » (douce appellation d’alors). Déjà que les travaux sur les zoos humains – villages nègres, villages inuits – sont rares, il y a encore moins de travaux sur les villages lilliputiens – et pourtant, il y en a eu. Côté histoire du handicap, les travaux parlent plutôt de la prise en charge politique et médicale des corps infirmes, le distinguant certes des corps dits monstrueux ; mais le corps monstrueux est plutôt vu sous l’angle des discours savants de tératologie : ce n’est pas tant l’histoire des corps monstrueux que de la tératologie, science qui tente de cerner les causes d’une naissance considérée comme monstrueuse – et qui, en creux, définit le contre-nature et la nature, l’altérité et le même, tout-ça-tout-ça. Certes, il y a la Fabrique des monstres de Robert Bogdan qui est traduit en français, mais il n’y traite que des freak shows états-uniens.

Donc, gros silence sur ce fait historique en France. Est-ce à cause d’un biais moral qui interdit de parler de ça ? Ou un biais idéologique : le corps infirme est à soigner, exclusivement à soigner, et non à montrer ? Est-ce un mécanisme d’invisibilisation : cacher que l’on a montré, pour cacher encore plus ? Je ne sais pas. En tout cas, se pose, pour moi, la question de mes propres biais : y a-t-il du voyeurisme dans ma démarche ? Comment parler de ces corps-là, sans reproduire les imaginaires oppressifs qui gravitent autour d’eux ? Pour l’instant, je ne sais répondre ; mais ces questions sont autant de drapeaux rouges que j’agite devant mon propre regard de chercheuse.

Pourquoi je m’intéresse au monde du cirque et aux monstres en ce moment ? Parce que ça me permet de continuer d’explorer encore la question des mises en scène sociales des corps et celle du corps-spectacle, notion que je développe dans ma thèse. Au XIXème siècle, le monde circassien et forain, puis plus tard, le monde du music-hall, exhibe les corps, construisant ainsi des mises en scène sur les corps qui les montrent comme exceptionnels. Cette exceptionnalisation instaure une hiérarchie entre les corps des artistes circassien-ne-s, et les corps quotidiens de chacun-e d’entre nous.

Soit ils sont vus par le prisme du plus, capables d’exploits, présentés comme surhumains, voire divinisés.  Starobinski en parle dans Portrait de l’artiste en saltimbanque. Les acrobates sont comparés à des héros mythologiques, comme Hercule, ou appartiennent à la sphère céleste.

Soit les corps des artistes circassien-ne-s sont vus par le prisme du moins, et là on passe dans la catégorie du sous-humain et des monstres. Donc, zoos humains, freak shows et ethnic shows.
Les freak shows étaient des spectacles dans les foires et les cirques, où des artistes aux caractéristiques corporelles marquées (« des monstres ») se mettaient en scène. Le phénomène a eu cours, surtout en Amérique du Nord, jusque dans les années 1980 où, après le mouvement pour les droits des personnes handicapées des années 1970, de fortes critiques se sont élevées contre ce type de spectacle. Cependant, la fin des freak shows n’est pas due à une quelconque combat moral. Ils ont cessé parce qu’ils ne rapportaient plus assez… et ce, malgré les luttes des artistes pour préserver leur emploi, leur seul moyen de subsistance.
Les zoos humains sont un phénomène plutôt européen, surement parce qu’ils participaient de la démonstration de richesse et de puissance des empires coloniaux. Ils consistaient à exhiber, dans des enclos ou des cages, rarement sur des scènes, des personnes issues des pays colonisés. Du début du XIXe siècle jusqu’à la fin des années 1930, les zoos humains prenaient place dans les grandes villes européennes, Londres, Paris, Bruxelles, ou même Lyon, et répondaient à la soif d’exotisme des métropolitains et métropolitaines qui venaient regarder des Lapons Laponnes, Sénégalais Sénégalaises ou des Papous, payés pour jouer « les Sauvages ». Ces zoos humains montraient essentiellement des « Sauvages », mais ça pouvait arriver que des « Monstres », dont on parlait il y a un instant, s’y mêlent.

Cela me permettra de questionner l’émerveillement du regard sur les corps et le voyeurisme. Car, de même que le regard voyeur transforme le(s) corps qu’on regarde en objet(s) du regard ou de curiosité, le regard émerveillé qui se pose sur un corps le redéfinit en objet extra-ordinaire, le marquant ainsi du sceau de la différence et de l’altérité. En général, je m’émerveille plus devant Erika Linder qui fait sa belle gosse sur les photos que devant ma voisine de pallier que je rencontre devant l’ascenseur, une baguette de pain à la main. Qu’est-ce qui va faire qu’un corps suscite l’émerveillement, à une certaine époque, dans certains lieux et avec certaines postures ? Y a-t-il plusieurs types d’émerveillement ? Qu’est-ce que ça dit du regard que l’on porte aux corps ? Autrement dit, les mises en scène de corps, suscitant curiosité, fascination ou admiration, sont traversées de logiques de domination et contribuent à l’altérisation de certains corps.  

Mais laissons là, pour l’instant, l’émerveillement et le voyeurisme – ça va donner lieu, je pense, à de nombreux futurs articles. Revenons plutôt à la question des échos entre racisme et validisme. Déjà, faisons remarquer que la figure du Sauvage et du primitif sont vus, au XIXème siècle, par le prisme de la déficience, le prisme du moins. Mais ici, je ne vous apprends rien. 

Intéressons-nous ensuite à la perception des corps dits monstrueux. Attrait pour la taxinomie et la classification naturaliste oblige, la tératologie du XIXème siècle essaye de classer lesdits monstres ; et on remarque que cette classification n’est pas exempte de considérations racialistes : les tératologues et les anthropologues de l’époque cherchent à savoir si tel corps autrement formé est le représentant d’une nouvelle race ou si c’est une exception, une « erreur de la nature » (autre douce expression de l’époque). De plus, comme le dit R. Bogdan – avec peu de tact, il est vrai (mais peut-être est-ce la traduction française ?) –, les mises en scène des freak shows jouaient sur l’imaginaire exotisant de l’exploration de « nouvelles » terres.

«  Comment catégoriser les différents types d’êtres humains monstrueux ? Aux XVIIIème et XIXème siècles, les forains établissent une distinction plus ou moins flottante entre les spécimens de race prétendument nouvelles ou inconnues, et les caprices ou erreurs de la nature. La première catégorie est liée à la découverte des « nouveaux » mondes, toujours d’actualité à cette époque : de leurs voyages, explorateurs et naturalistes ne rapportent pas seulement des récits, mais des spécimens anthropologiques. Les indigènes ainsi transplantés aux Etats-Unis, avec tout l’accoutrement propre à leur culture, confortent la croyance populaire en des races de lilliputiens, de colosses ou d’hommes bicéphales, apparentées aux créatures fantastiques de la mythologie. Les montreurs de freaks exploitent ce filon en exhibant de prétendus représentants de races humaines encore à découvrir, quitte à faire passer pour d’authentiques indigènes des Américains au physique anormal ».  (Bogdan R., La fabrique des monstres, Paris, Alma, 2013, p.19)

Il faut dire que le spectaculaire des freak shows  tient autant – si ce n’est plus – aux discours élaborés autour du corps montré qu’au corps lui-même. C’est la construction discursive du corps pensé comme monstrueux qui, souvent, se substitue au corps sur scène devant les yeux du public : il ne suffit pas d’être grand pour être un géant, il faut quelque chose de plus, dit Bogdan ; et ce quelque chose de plus, c’est les discours qui précèdent et suivent le corps en spectacle. Ces discours peuvent prendre la forme des annonces du spectacle ou de brochures biographiques à propos des artistes de freak shows, retraçant « par le menu les événements invraisemblables et les expéditions dans la jungle qui ont abouti à découvrir la tribu dont le freak (natif du New Jersey) est censé être un représentant » (p.28). 

Outre que cette anecdote me fait rire, elle me conforte dans mon idée ; ici, on voit que les impresarios et les artistes freaks eux-mêmes jouent sur l’imaginaire exotique du lointain, faisant épouser à leur corps étrange les logiques de l’étranger. L’hypothèse que j’avance ici, c’est que, dès lors, l’imaginaire racialiste a influé sur les corps autrement formés, qui se sont teints d’exotisme.

Cependant, si Bogdan dépeint ce fait historique aux Etats-Unis, qu’en est-il pour la France ?
Comme je l’ai dit, j’ai commencé à dépouiller des articles de journaux sur les artistes lilliputiens qui datent des années 1930. Tout d’abord, pourquoi ce moment historique ? Parce que ça fait plus d’un siècle que les exhibitions humaines ont commencé en Europe et en France, avec, en 1810, l’exhibition de Saartje Baartman, (aka. Sawtche, aka. La Vénus Hottentote) ; et, fin du XIX et début du XX, le cirque états-unien de Barnum, et ensuite le Wild West Show de Buffalo Bill, ont entrepris leur tournée européenne. Donc, vers 1930, les exhibitions humaines font partie intégrante du paysage culturel français.

Pourquoi les artistes lilliputien-ne-s ? Car le mot « lilliputiens », tapé dans la barre de recherche de Retronews (le site de la BnF), renvoie presqu’automatiquement à des articles sur l’univers circassien ; et, faute de temps pour l’instant, j’ai privilégié cette méthode… et qu’à lire les articles, ça me donne l’impression que les troupes d’artistes lilliputiennes fonctionnaient comme des coopératives autonomes, autorisant   rarement la présence de personnes de grande taille. Et ça, ça m’intéresse aussi.

Ces recherches n’en sont qu’à leurs débuts, mais je remarque pour l’instant quelques constantes qui me confortent dans mon hypothèse sur « corps autrement formé = signes d’une nouvelle race ».

Les titres des articles, déjà. Ils renvoient à l’idée d’un lointain, d’une autre contrée à découvrir ; et la référence à l’histoire de Gulliver est explicite : « Peter, vedette d’un monde sans dimension nous révèlent les secrets de Lilliput » (Paris-Soir, 13 juillet 1937, p.5). ou « Coup d’œil au Royaume de Lilliput » (L’Echo de Paris, 7 septembre 1937, p.1).

Ensuite, pour l’instant, je n’ai pas trouvé d’articles sur des artistes lilliputiens français : ils sont ukrainiens, russes, allemands et ont presque tou-te-s des noms à consonnance étrangères (« Peter » ,« la troupe Katia »…), sauf M. Ernest – mais on nous précise bien qu’il est Allemand, mais qu’il adore la France. Cependant, on retrouve aussi cette tendance à prendre un nom d’artiste à consonnance étrangères, un peu partout dans les arts scéniques, à cette époque, comme chez les danseuses des Folies-Bergère (non lilliputiennes). Du coup, c’est peut-être sous l’effet de cette mode – qui n’en témoigne pas moins de l’attrait des spectateurs de l’époque pour l’exotisme – que les artistes lilliputien-ne-s se parent de noms étrangers ou que les journalistes ne s’intéressent qu’à des artistes lilliputien-ne-s et étranger-ère-s.

 Enfin, souvent – mais c’est une piste qui demandent à être approfondie. Il faudrait notamment que je fasse des recherches sur cette règle typographique et son usage dans l’histoire –, le journaliste qui écrit l’article, met une majuscule à « lilliputiens » (« les Lilliputiens », voire « le Lilliputien »), donnant l’impression d’une entité collective unie, comme les Français. Mais encore une fois, je ne suis pas du tout sûre de la pertinence de cette dernière proposition.

Si j’ai tenté ici de mettre en exergue les échos entre racisme et validisme, c’est que, comme je l’ai dit, il me semble important de faire des passerelles entre les différentes oppressions – sans pour autant nier les spécificités de chacune. Cependant, ce texte intervient au tout début d’un nouveau cycle de recherches ; il est donc encore très imparfait.

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