Depuis longtemps, j’aime regarder les films et les séries issus des comics. Les histoires de super-héros, les superpouvoirs, la science-fiction, les voyages dans le temps, le multivers, tout ça me fascine au plus haut point.
Outre le divertissement que ces histoires procurent, on peut voir dans ces récits une métaphore des problématiques liées à la vie en communauté. On peut voir les comics comme une sorte de mythologie contemporaines qui assied certaines valeurs contemporaines, ou comme des histoires où se reflètent certaines logiques qui modèlent notre monde social. De ce point de vue, plus je m’intéresse aux super-héros, et plus je vois en leurs histoires des métaphores du traitement social réservé aux corps minorisés. Dans ces récits et ces personnages de fictions, se reflèteraient les mécanismes sociaux de mise en ordre et de hiérarchisation de certains corps par rapport à d’autres. La légitimité du super-héros est sans cesse remise en question car sa particularité physique ou mentale est considérée à la fois comme un bienfait et comme une menace pour la communauté – on adule et on redoute à la fois Superman ou Flash. De plus, une des problématiques communes à (presque) tous les super-héros, c’est la tension entre le montrer et le cacher, le dévoilement et la protection de l’identité secrète. C’est ce qui point dans la célèbre scène du dévoilement de l’identité d’Iceman à sa famille, dans X-men 2, qui fait écho à la thématique du coming-out à laquelle bon nombre de personnes minorisées sont confrontées.
Les corps des super-héros seraient donc des reflets enjolivés et amplifiés de corps minorisés ? Pourquoi pas ? Dans cette perspective, il serait intéressant de se pencher sur les éventuels liens entre corps des super-héros et corps handicapés. Je ne veux pas parler du traitement des corps handicapés dans les films et les séries issus des comics. Il est tout bonnement validiste : soit vu par le prisme de la compensation (le Professeur X compense sa paraplégie par ses puissantes capacités télépathes ; Daredevil compense sa cécité par ses autres sens surdéveloppés), soit le corps handicapé est rapidement soigné (la paraplégie de Felicity Smoak est soignée au bout de trois épisodes dans Arrow), soit c’est le méchant (DeVoe, dans Flash [2014]), soit c’est le méchant qui, en plus, fait semblant d’être handicapé (Harrison Wells/Eobard Thawne, dans Flash [2014]). C’est un sujet intéressant qui fera peut-être l’objet d’un prochain billet. Mais aujourd’hui, je voudrais m’intéresser aux corps des super-héros même. Comment ces corps sont-ils saisis et racontés ? En quoi le traitement réservé aux corps des super-héros dans leur société fictive reflète-t-il le validisme du monde réel, voire y participe-t-il ? Pour moi, les histoires des super-héros sont fondées sur une sorte de validisme inversé qui confirme le validisme en même temps qu’il se voit confirmé par lui. Quels effets ont les logiques sociales intradiégétiques sur celles du monde réel ?
Tout d’abord, comment devient-on un super-héros ? Il existe deux types de super-héros : ils peuvent être de « simples humains » dont le corps a été soit surentraîné et soumis à une discipline de corps très stricte (Batman, Green Arrow) ; soit augmenté technologiquement parlant : cela peut prendre la forme de l’armure, exosquelette prothétique, d’Iron Man ou d’Atom, ou bien carrément de la prothèse que porte Arsenal, censée remplacer son bras amputé.
Le second type de super-héros sont ceux qui ont des superpouvoirs. Ces superpouvoirs sont des capacités physiques ou mentales que les super-héros acquièrent soit par voie génétique (ils ont une ascendance divine, extraterrestre ou mutante ; ou alors, leur patrimoine génétique peut développer en lui-même une mutation) soit par voie accidentelle (être frappé par la foudre, piqué par une araignée, se trouver à proximité d’un accélérateur de particules qui explose). Donc si vous croisez un super-héros, demandez-lui si c’est de naissance ou si c’est un accident. Vous verrez sa réponse.
Les super-héros sont alors vus comme des corps exceptionnels. Leur exceptionnalité est souvent construite à travers le prisme du plus. C’est ici que se manifestent les premiers signes du validisme inversé, car là où l’exceptionnalité du corps handicapé repose sur sa perception par le prisme du moins – certes parfois vu comme super-héros, mais c’est parce qu’il surpasse le « moins » de son corps –, le corps du super-héros est exceptionnel parce que c’est un corps surhumain. C’est un monstre positif, dont les exploits doivent être montrés (surveillés ?) aux yeux de tous et de toutes. On note une grande importance accordée aux médias dans le rapport qu’entretient le super-héros avec le reste du monde : Clark Kent (Superman) et Loïs Lane sont journalistes au Daily Planet. Peter Parker est photographe de presse. Dans la série Flash de 2014, Iris West-Allen – l’épouse de Barry, aka Flash – commence une carrière de journaliste-blogueuse ; et dans la série Supergirl, Kara Danvers (Supergirl) est l’assistante de Cat Grant, surnommée « La reine des médias ». Le corps du super-héros est médiatisé, son image est publicisée à outrance : son corps appartient désormais à la collectivité et tout le monde lui parle et le prend en photo. Or, j’ai souvent l’impression que mon corps handicapé, en tant qu’il est exceptionnel et inattendu, appartient plus à la communauté qu’à moi-même. Des inconnu-e-s me parlent, me touchent dans la rue, me prennent même parfois en photo. Je ne m’appartiens pas.
Se posent alors, à ces corps exceptionnels, de nombreuses questions, et en particulier celle de l’intégration parmi les humains et de la médicalisation – surveillance/étude médicale des corps des super-héros, adaptation des soins médicaux prodigués aux super-héros, guérir ou non de ses superpouvoirs, (re)devenir un humain ordinaire. A ce titre, la série Netflix Raising Dion (2019), dont le titre VF est « Comment élever un super-héros ? » m’a beaucoup interpellée. C’est l’histoire d’une jeune mère afro-américaine et de son fils de huit ans, dont les pouvoirs télékinésiques phénoménaux se révèlent au début de la série. Lorsque j’ai regardé la bande-annonce, je réfléchissais déjà à ce billet et j’ai eu l’intuition que cette série apporterait de l’eau à mon moulin. Ça n’y a pas manqué…
Déjà, il y a le personnage d’Esperanza, la meilleure amie de Dion, une fillette handicapée dont la représentation détonne par rapport aux images validistes habituelles – elle se fâche contre Dion quand il use de ses pouvoirs pour essayer de la faire marcher ; elle fait une course-poursuite en fauteuil avec le méchant (désolée, je spoile) ; et elle résume son expérience du regard et de l’invisibilisation en cette phrase : « He can’t see you. He never reacted to you […] I know what looks like when people don’t see you » (Il ne nous voit pas. Il ne réagit pas à notre présence […] Je sais ce que ça fait quand les autres ne nous voient pas)

Ensuite, la série paraît parfois faire certains parallèles avec l’expérience des enfants malades ou handicapé-e-s. Par exemple, la mère de Dion le déscolarise un temps après la découverte de ses pouvoirs. Elle a aussi très peur qu’une institution scientifique ou étatique lui retire la garde de son fils pour l’enfermer loin d’elle par mesure de protection, ce qui finit par arriver. On la voit alors se battre pour le récupérer des mains d’une institution scientifique qui le considère comme un simple « spécimen humain ». La série aborde également la problématique de l’inadéquation des soins médicaux prodigués à un corps qui n’a pas le même fonctionnement que les autres, lorsque Dion tombe malade après une mauvaise utilisation de ses pouvoirs. Enfin, la série montre comment le corps exceptionnel de Dion est discipliné pour qu’il puisse contrôler ses pouvoirs de façon optimale et ne pas être un danger pour la communauté. C’est une thématique récurrente à toute histoire de super-héros qui découvre ses pouvoirs : il doit discipliner ses pouvoirs, il doit s’entraîner (se rééduquer ?) pour que les capacités de son corps n’entravent pas le bon fonctionnement social.
Il est à remarquer que là où bon nombre de corps minorisés – et en particulier, le corps handicapé – souffrent d’un manque chronique de visibilité dans les productions culturelles dominantes (soit parce qu’ils sont invisibilisés, soit parce qu’ils sont représentés selon les schèmes de représentation dominants), le corps fictif des super-héros est hyper-visible. C’est un des rares corps exceptionnels qui est surreprésenté parce qu’il peut sûrement davantage épouser les codes de monstration dominants, en ce qu’il s’adapte souvent à la grammaire viriliste. Mais justement parce que c’est un corps exceptionnel, peut-être matérialise-t-il plus facilement, par des images fictives anodines, les logiques sociales qui encadrent les corps exceptionnels ? Après tout, il est logique que Dion soit déscolarisé, puisque son corps est perçu comme une menace pour les autres et lui-même. Pourquoi en serait-il autrement pour d’autres corps exceptionnels ? Peut-être alors les histoires de super-héros participent-elles à fixer le traitement social réservé à tous les corps exceptionnels, du fait de l’impression de cela-va-de-soi engendré par les exigences de cohérence et de vraisemblance de la fiction ?
Méfiez-vous donc à l’avenir des super-héros…