Le soir du 13 septembre 2019, je me suis dit oui. Je me suis mariée à moi-même, devant ma famille, mes ami-e-s, mon amoureux, tous ceux et toutes celles qui comptent pour moi. La cérémonie fut belle, drôle et pleine de bulles et de pétales.
Mon self-marriage, loin d’être le signe d’un solipsisme amoureux, est l’aboutissement du cheminement qui m’a appris à ne plus culpabiliser de qui j’étais. Depuis près de dix ans, je désapprends la haine de mon corps et tout ce que les vingt premières années de ma vie m’avaient inculquée, toute la honte que j’avais ingurgitée. J’apprends à ne plus accepter l’irrespect que l’on manifeste souvent à mon égard. Non, l’irrespect envers moi n’est pas la norme, l’occultation non plus. Non, avoir honte de soi n’est pas chose légitime. En me mariant avec moi-même, je me suis engagée à ne pas oublier ce que j’avais appris depuis mon entrée en féminisme et à être toujours fière. Cependant, mon self-marriage est certes un aboutissement de mon cheminement vers le sentiment de fierté, mais il n’en est certainement pas la conclusion. Je sens que je ne suis pas encore arrivée au bout du chemin et que je n’ai pas encore acquis la fierté d’être handicapée.
Cela fait un certain temps que je me pose la question suivante : pourquoi la fierté d’être handicapée ne me serait pas possible, alors qu’à n’en pas douter je suis fière d’être lesbienne ? Pourquoi ça me dérange profondément d’être prise pour une hétéro (« et tu as un copain ? », imaginaire cis-centré oblige…), alors qu’à une époque – et même parfois, encore maintenant – j’aurais aimé être prise pour une valide ? Qu’est-ce qui empêche la fierté d’être handicapée ? Sur quoi se fonde la fierté d’être lesbienne ?
Une phrase a alors retenu mon attention pendant que je lisais Les Argonautes de Maggie Nelson : « le moment de fierté d’être queer est le refus d’avoir honte d’être témoin de la honte de l’autre à votre égard ». De ce refus de la honte d’être perçu-e comme existence honteuse, de ce refus de la honte du regard de l’autre sur nos vies et sur nos corps, naît la fierté. Pourquoi donc j’arrive à refuser la honte dans un cas, et non dans l’autre ?
Qu’est-ce qui fait, au fond, la fierté lesbienne ? Peut-être est-ce de connaître la blague sur la lesbienne, le second rendez-vous et la brosse à dents ? Peut-être est-ce de connaître les chansons de Skunk Anasie ou de savoir que Tracy Chapman est lesbienne ? Peut-être est-ce de comprendre du premier coup : « tu préférais Shane ou Bette, toi ? Moi j’étais plutôt sur Tasha ? ». Peut-être est-ce de savoir à quoi renvoient les titres énigmatiques de Better than Chocolate, Imagine me & you ou But I’m a cheerleader ? Peut-être est-ce d’avoir lu Monique Wittig, Renée Vivien ou Hélène de Montferrand ? Peut-être est-ce tout cela à la fois ? Peut-être est-ce ce qui permet de forger un sentiment d’appartenance à une mythologie et à une communauté ? Ces références communes, cet humour commun, ces images communes permettent de re-signifier la honte et la violence en joie et fierté… et peu à peu, on en vient à se dire que l’hétérosexualité, c’est bien beau, mais rien ne vaut l’insoumission du lesbianisme. On en vient peu à peu voir l’hétérosexualité comme une entrave à l’exploration de tous les possibles corporels et sexuels. On en vient alors à considérer l’hétérosexualité par le prisme du moins et qu’atteindre la norme n’est pas forcément synonyme d’épanouissement de soi.
Pourquoi, alors, dans le cas du handicap et de la validité, c’est toujours le handicap qui est vu par le prisme du moins ? Pourquoi ne serions-nous pas des insoumis-e-s aux normes valides, qui ouvrons de nouvelles potentialités d’existence, de corps, voire de sexualités ? Aujourd’hui, l’expérience commune du handicap n’est que violence et honte ; peut-être est-ce possible de la transformer en joie et fierté de l’insoumission. Il est temps de re-signifier les contrées communes du handicap.
Par une coïncidence particulièrement amusante aujourd’hui même je pensais justement à suggérer à un ami une cérémonie de mariage à lui-même, parce qu’il aime l’esthétique du mariage sans pour autant souhaiter épouser quelqu’un (et parce que justement, je trouvais intéressante l’idée de formaliser l’engagement à s’aimer malgré les injonctions validistes).
Je crois que le temps passant, je progresse de plus en plus vers la fierté handicapée, et je dirais que cela tient beaucoup au fait de côtoyer d’autres personnes handicapées que je trouve formidables et avec qui il y a une relation forte d’entraide, d’estime mutuelle, d’encouragement. C’est plus facile de repousser la honte de moi quand j’ai tant d’amour pour mes semblables.
Je découvre ton blog (me demandant pourquoi je ne l’ai pas découvert avant) et je suis si enthousiaste, cela me parle beaucoup. Merci pour cet article.
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