Handicap et validité, entre binarisme et continuum. Les apports des théories Crip.

Co-écrit avec Charlotte Puiseux.

Le présent article se propose de penser le rapport entre normes et marges, et en particulier entre validité et handicap. Ces deux notions entretiennent une relation dialectique l’une à l’autre. La théorie queer permet de renouveler cette approche en mettant en lumière que la norme ne se définit jamais directement elle-même : elle ne se regarde jamais elle-même, elle ne parle jamais elle-même. C’est dans la définition que la norme donne  des marges qu’elle apparait en creux. Loin de s’opposer, les notions de marges et de normes se fondent l’une l’autre.
Nous inscrirons notre réflexion sur le rapport entre corps valide et corps handicapé dans cette relation récursive entre normes et marges. L’imaginaire validiste oppose irrémédiablement validité et handicap, créant une vision binaire des corps. S’inspirant alors du concept queer de désidentification, la théorie crip propose de repenser le rapport entre validité et handicap, non plus en termes d’opposition binaire, mais en termes de continuum. Un des enjeux de la déconstruction de ce binarisme réside en l’émancipation des individu-e-s handicapé-e-s.
En quoi la déconstruction du binarisme qui oppose corps valide et corps handicapé est-il une force émancipatrice pour les hommes et les femmes handicapé-e-s ? En quoi l’imaginaire validiste participe-t-il, chez les individu-e-s handicapé-e-s, de la construction de leur narration intime et de leur conscience de soi ? Quel rapport entretient cet imaginaire à l’émancipation des personnes handicapées ?
Pour répondre à ces questions, nous allons tout d’abord envisager comment l’imaginaire validiste institue des pratiques sociales de mise en ordre et de hiérarchisation entre corps valides et corps handicapés, ce qui aboutit à la pérennisation d’un regard binaire. Une fois ce binarisme révélé, nous nous demanderons s’il n’est pas plus pertinent de penser le rapport entre validité et handicap en termes de continuum, ce qui nous conduira à déconstruire ce regard binaire sur les corps handicapés. Après avoir exposé ces deux manières de considérer le handicap et la validité, nous nous interrogerons sur les façons dont les individu-e-s composent avec les représentations dominantes de leur corps et élaborent leur narration de soi et les modalités de leur émancipation.

  1. Corps handicapés et imaginaire validiste

Le regard sur les corps est structuré par un imaginaire traversé par les rapports de pouvoir. Il y a un regard dominant sur les corps et il est verrouillé autour de manières prédéfinies d’imaginer et de percevoir les corps qui sont autant de façons hégémoniques de raconter, de montrer et de voir les corps des dominant.e.s et des dominé.e.s. Essaimant dans le monde social, les scripts corporels, ces fictions forgées par les logiques de domination, structurent le regard sur les corps, les pratiques corporelles et les interactions sociales.
Les logiques de domination validistes forgent un certain imaginaire qui fonde le regard sur le corps handicapé. Les fictions hégémoniques du corps handicapé définissent la perception des hommes et des femmes handicapé-e-s, les pratiques et les interactions sociales envers eux-elles. Cependant, si l’imaginaire validiste dessine les contours des corps handicapés, il esquisse aussi en creux les corps valides, disant à la fois ce que sont les corps handicapés et ce que les corps valides ne doivent pas être.
Apparaît alors une opposition très marquée entre corps valide et corps handicapé. L’imaginaire validiste trace non seulement une frontière infranchissable entre les corps valides et les corps handicapés, mais il hiérarchise également les corps, faisant apparaître le corps valide comme une référence de corps. Le corps valide serait donc plus légitime que le corps handicapé, qui serait, selon le modèle médical, à soigner, à rééduquer, afin de le faire correspondre à la référence du corps valide. Construisant les fictions du corps valide et handicapé, l’imaginaire validiste produit des effets sur les corps réels.
On peut considérer que les représentations dominantes du  corps handicapé forment un corps-repoussoir, une fiction hégémonique de corps qui prescrit ce que ne doivent pas être les corps. Délégitimé et délégitimant, le corps handicapé est raconté et montré, dans l’espace social et symbolique, de certaines manières. Par exemple, sa narration s’inscrit dans un destin tragique et misérable[1]. Les différentes mises en récit du corps handicapé comme corps repoussoirs peuvent  être perçues comme autant d’indices du verrouillage du regard dominant qui ne voit aucun autre possible de narration, voire d’existence, en-dehors des scripts corporels qui le structurent. En même temps, ces narrations délégitiment le corps handicapé et disent, en creux, ce que les corps valides ne doivent pas être, fondant ainsi des discours normatifs sur ce que sont et doivent être un corps valide et un corps handicapé.
Forgeant des représentations totalisantes et essentialisantes, l’imaginaire validiste oppose ces corps et participe de la mise en ordre parmi les corps, devenant ainsi une force légitimatrice d’un certain type de corps. Il fonde ainsi tout un disparate de pratiques et d’interactions sociales qui infériorisent le corps handicapé et le séparent du corps valide.

  1.  Déconstruire le binarisme

Pour déconstruire le binarisme qui oppose handicap et validité, et qui mène à une séparation irrémédiable entre personnes handicapées d’un côté et personnes valides de l’autre, le concept queer de désidentification apparaît éclairant. Utilisé pour défaire le binarisme de genre[2], il peut être repris pour penser la destruction des identifiés figées de « personne handicapée » et « personne valide » en proposant l’idée d’un continuum entre ces deux points.
À travers la fixation de ces identités « valide » et « handicapée », ces dernières sont pensées comme deux entités séparées, antinomiques l’une à l’autre. Une même personne ne peut donc à la fois être valide et handicapée, faisant fi de toute considération temporelle qui pourrait l’amener à changer de statut, mais aussi des personnes dont le handicap n’est pas permanent, ou de celles qui ont des handicaps invisibles et qui peuvent passer d’un statut à l’autre aux yeux du monde extérieur. Penser le handicap et la validité en termes de désidentification permet donc de les replacer sur un continuum où les deux identités peuvent se répondre mutuellement.
Le Crip permet alors de réfléchir à la multiplicité des handicaps et à leur articulation les uns avec les autres dans ce continuum qui les relie mais qui les différencie aussi. Les deux pôles du continuum seraient donc une validité totale, à savoir un corps en possession de toutes ses capacités selon les normes établies par la médecine, et de l’autre côté un état végétatif d’un corps presque mort, privé notamment de tout mouvement et de toute communication vers l’extérieur, ainsi que maintenu en vie par des assistances techniques. Chaque individu-e aurait donc sa place dans ce continuum où il/elle tendrait plus ou moins vers l’un des deux pôles, et ces derniers nourriraient chaque place de ce continuum. Tout le monde serait alors pensé-e comme plus ou moins valide, comme plus ou moins handicapé-e, et il ne s’agirait non seulement plus de séparer les personnes valides d’un côté et les personnes handicapées de l’autre, mais aussi de réfléchir aux séparations à l’intérieur même de la catégorie de personne handicapée. Cette séparation aurait une certaine effectivité au sens où chaque expérience est à situer différemment sur le continuum (ce qui implique des réalités différentes), mais elle ne serait plus une séparation en tant que telle où les deux pôles seraient des réalités autonomes.
Si nous pensons le handicap comme complètement distinct de la validité et comme évoluant en autonomie à partir de critères qui lui sont propres, tout comme la validité le ferait de son côté, se produit alors un classement des individu-es dans des catégories qu’ils/elles n’éprouvent pas dans leur propre vécu. Selon la perception sociale actuelle du handicap et de la validité, la personne handicapée, tout comme la personne valide, doit correspondre à des critères qui sont propres à chacune et qui s’excluent mutuellement. Or, si nous pensons le handicap en termes de différences sur ce continuum qui s’étendrait de la validité la plus parfaite à un état handicapé qualifié de végétatif, nous pouvons comprendre que handicap et validité peuvent se mélanger, et le font même tout le temps de façon plus ou moins prononcée. Un-e individu-e serait donc toujours plus ou moins valide et plus ou moins handicapé-e, l’un des critères n’excluant pas l’autre mais les deux devant même cohabiter. Il n’y aurait donc plus de définition posée a posteriori sur ce que doit être une personne handicapée, ou valide, mais chaque individu-e serait lui/elle-même sa propre définition du handicap et de la validité.
De multiples identités sont alors créées, avec chacune leur propre quantité de handicap et de validité, et pouvant se faire et se défaire dans une mouvance perpétuelle. Le handicap peut alors se détacher de la description statique de ce qu’est ou a l’individu-e qu’il désigne, et sa construction actuelle apparait comme contingente aux normes qui excluent de la viabilité, aux normes qui présentent dans l’imaginaire culturel les corps handicapés comme ne pouvant être capables. C’est en fait les conceptions validistes qui matérialisent les corps comme handicapés et qui leur donnent une existence en tant que tels.

  1. Validisme et agency

1/ Handicap et agency butlérienne
Comment les personnes handicapées composent-elles avec cet environnement validiste ? Si l’on reprend l’idée de Judith Butler[3], ces dernières doivent d’abord intégrer cet idéal régulateur qu’est la validité pour se l’approprier et en proposer un retour perturbateur. Ainsi, dans un premier temps, c’est en s’identifiant aux normes et aux codes validistes que la personne handicapée va se voir désignée ainsi et s’auto-représenter comme telle, mais cette définition va servir de socle à une réponse que la personne handicapée va pouvoir formuler pour détruire le contexte validiste qui l’a façonnée.
La notion d’agency est ainsi développée par J. Butler, c’est-à-dire la puissance d’agir d’un-e individu-e qui peut ainsi transformer son environnement. Pour la philosophe, le sujet n’est pas donné d’emblée, il n’advient que lorsqu’il est nommé, cité, appelé par quelqu’un / quelque chose de l’extérieur. Ce quelqu’un ou ce quelque chose est une force dominante qui modèle le sujet dans un espace donné, mais qui permet à ce sujet d’élaborer, en retour, une conscience de soi. Dans l’exemple du genre, c’est précisément l’hétéronormativité et le patriarcat qui sont les causes d’émergence de la conscience queer et qui créent ainsi l’agency, la puissance d’agir, des individu-es concerné-es. Cette puissance d’agir n’est donc pas une caractéristique originaire du sujet mais dépend d’un processus d’autonomisation par rapport à cette matrice dominante qui façonne le sujet ; plus le sujet prend conscience de lui-même par rapport aux forces dominantes dans lesquelles il évolue, plus il développe son agency.
Dans le cas des personnes handicapées, c’est donc la validité qui permet l’émergence d’une conscience du handicap et qui leur donne la possibilité de développer un pouvoir de contestation.
2/ Discussion de l’agency butlérienne et nouvelles perspectives
Cependant, dans la conception butlérienne de l’agency, on voit en creux un certain binarisme opposant le travail émancipateur aux logiques de domination : la capacité d’agir d’un-e individu-e ne pourrait se développer que s’il-elle prend conscience des logiques de domination. Un problème se pose alors : peut-on affirmer que les individu-e-s qui n’ont pas conscience des logiques de domination sont pour autant passifs face à elles ? L’agency peut-elle se développer en contexte de domination ?
Il s’agira maintenant de penser l’agency, au sens où Saba Mahmood[4] l’entend, ce qui va permettre de dépasser la conception butlérienne de la capacité d’agir. Les conceptions des deux autrices se rejoignent dans l’idée que le pouvoir modèle le sujet et fait émerger la conscience de soi. Toutefois, là où l’agency butlérienne s’inscrit en un mouvement d’opposition frontale aux normes, ce concept, tel que S. Mahmood le pense, ne se délimite pas à cette opposition, mais réside également dans le fait d’habiter les normes. En effet, une enquête réalisée auprès de femmes égyptiennes permet à l’autrice pakistanaise de penser plus largement l’agency, montrant que ces femmes fondent leur émancipation dans la réaffirmation de leur religiosité en organisant des cours de religion. L’émancipation n’apparaît dès lors comme la composition de l’intime avec les normes qui lui sont imposées et qui le constituent.
Il semble alors intéressant de mobiliser cette idée pour considérer la question d’un corps handicapé toujours aux prises avec l’imaginaire validiste dominant. Les fictions de corps influencent donc le rapport des personnes handicapées à leur propre corps et à elles-mêmes. Cela permet de penser comment, à partir d’un script corporel qui lui est imposé, un homme ou une femme handicapé-e raconte-t-il/elle son propre corps ; et de considérer les possibilités qui s’offrent à eux de traduire dans le langage dominant.

À travers cette courte explication du validisme, nous pouvons comprendre comment les corps handicapés sont socialement façonnés en tant que tels, bien loin d’une essentialisation qui naturalise les rapports de pouvoir entre corps valides et handicapés. Construits par des normes qui les excluent de ce que doivent être de « bons » corps, ces corps handicapés se voient modelés par des scripts corporels qui correspondent à des logiques validistes.
Face à cette situation, il apparaît nécessaire de déconstruire le binarisme qui oppose handicap et validité, et de proposer un moyen de reconsidérer leur antinomie qui semble infranchissable. Le concept queer de désidentification peut alors être un outil intéressant pour penser un continuum où handicap et validité se répondraient dans une mouvance perpétuelle.
Dans cette déconstruction opérée par les personnes handicapées, la question des conditions de leur puissance d’agir se pose, et notamment de la façon dont elles peuvent créer un retour perturbateur de cet environnement validiste. Si Judith Butler estime qu’un-e individu-e ne peut s’émanciper qu’en s’opposant frontalement aux logiques de domination qui l’entourent, d’autres penseur-euse-s, telles que Saba Mahmood, proposent de reconsidérer le rapport aux normes en les habitant davantage afin de les réinventer à sa propre image. Ainsi, les personnes handicapées peuvent trouver des possibilités de réinterpréter les fictions validistes qui leur sont imposées, et d’en montrer une nouvelle version dont elles définissent elles-mêmes le contenu.

[1] Dans la production cinématographique, cette narration du corps handicapé est récurrente. Dans le film Intouchables, le handicap de Philippe semble le condamner à une existence solitaire et enfermée. Dans Me Before You, le personnage handicapé se suicide à la fin de l’intrigue.

[2] Voir ; PRECIADO (P.), « Lettre d’un homme trans à l’ancien régime sexuel ». Tribune de Libération, 15 janvier 2018.

[3]  Voir ; BUTLER (J.), Trouble dans le genre. Paris, La Découverte, 2006.

[4]  Voir ; MAHMOOD (S.), Politique de la Piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique. Paris, La Découverte, 2009.

2 commentaires sur “Handicap et validité, entre binarisme et continuum. Les apports des théories Crip.

  1. Salut ! J’aimerais éventuellement lire ton article dans le cadre de StreamPourNotreAutonomie, est-ce que tu serais d’accord ? Désolée de demander comme ça j’ai pas réussi à trouver ton contact dans ton site :S

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