« How can I try to explain, when I do he turns away again »

C’est aux dominé-e-s que revient la lourde charge de détromper le regard sur eux-elles. Regardez les femmes dont on attend qu’elles ne fassent pas trop bitch, slut, salopes, putes. Elles doivent sans cesse détromper cet imaginaire-là. C’est à elles que revient cette pesante charge. Pas aux hommes. Jamais aux hommes. Les hommes ne se trompent jamais. Les dominant-e-s ne pensent jamais qu’ils-elles se trompent.

Depuis toute petite, je sens cette charge peser sur mes épaules. Montrer que je suis capable. A six, huit, onze ans, je savais déjà que je devais faire ce travail, toute seule. Je connaissais déjà toute cette charge qui repose sur les épaules des dominé-e-s de prouver ou de démentir, toute la pesanteur de cette responsabilité qui m’incombait, toutes ces peurs, la peur de ne pas y arriver, la peur de mon impuissance face aux croyances, la peur de mon impuissance et de ses conséquences sur ma vie, car je savais que si on ne me croyait pas capable, que si je n’arrivais pas à détromper le regard, je ne pourrais aller à l’école. C’était une fatigue, un épuisement, presqu’une douleur. Mais, petite, je trouvais du réconfort dans la pensée d’être légitime plus tard, « quand j’aurais fini de tout prouver ». Maintenant, je me sais légitime, mais c’est un autre type de douleur que je connais, renforcé par ce sentiment même de légitimité : je me sais légitime, mais je vois que j’ai toujours à détromper le regard sur moi, toujours à prouver ; et maintenant, je rechigne à avoir à le faire, à ce que cette responsabilité repose sur moi seule, alors que toute ma vie a été structurée par cette lutte contre des croyances. Que cette charge repose sur moi m’apparaît injuste, alors qu’elle me semblait aller de soi, enfant. Douleur paradoxale de la légitimité.

Je veux vous parler d’amour maintenant. Une grande première pour moi ! Je crois ne l’avoir jamais fait jusqu’à présent. J’ai du mal à en parler pour deux raisons : même si je parle souvent de ce qui me rend vulnérable, ce sont toujours des vulnérabilités que j’ai mises à distance et qui ne sont plus d’actualité. Or, le sentiment amoureux active et réactive sans cesse des zones sensibles, réveille des fantômes avec lesquels on doit composer : le début d’une relation, c’est apprivoiser l’être aimé et ses propres fantômes. La seconde raison est que j’ai mis longtemps à trouver comment parler de mes relations amoureuses sans parler des autres personnes. Or, si je veux parler de moi, je refuse de parler d’elles et de les impliquer. Il m’a donc fallu du temps pour trouver un angle d’approche où il n’était question que de moi. Mais je veux parler de ça parce que, oui bien sûr, l’amour est politique.

 

Lorsque je dis qu’on a à tout prouver et démentir, le travail commence toujours par soi-même. On a à se prouver à soi-même des choses qu’on ne peut pas demander à l’autre de nous dire. On ne peut pas lui demander constamment : « tu m’aimes ? Tu m’aimes ? Et là, tu m’aimes ? ». Il-elle risque d’en avoir marre à force de répondre oui. Et c’est même pas sûr qu’il-elle comprenne qu’il y a une question sous-jacente, qu’il-elle comprenne la véritable question : « est-ce que je suis capable d’être aimé-e ? ». Et même s’il-elle comprend cette question, ce n’est même pas sûr qu’on comprenne sa réponse, trop aveuglée, trop assourdi par la certitude de ne pas avoir ce pouvoir-là, le pouvoir d’être aimé-e. On est seul face à ces fantômes : l’autre est là et nous tient la main, mais ce n’est que seul qu’on les ghostbuste. Pour ma part, j’ai fait pendant longtemps ce mauvais rêve – je l’ai refait récemment : je fais l’amour avec ma copine qui ressemble toujours à la blonde de Better than Chocolate (dans le rêve, hein ? Parce que dans la réalité, j’aime pas les blondes, à part Cate Blanchett…). Je la touche, elle me touche, mais au bout d’un moment, je m’aperçois qu’elle ne bouge plus, qu’elle est devenue rigide. Je m’aperçois avec horreur qu’elle est morte et que c’est ma faute. Je me réveille toujours à ce moment-là. Ce rêve, pour moi, symbolise à merveille ce que j’appelle : mon syndrome de Lennie, du nom du personnage de Steinbeck, qui tue les souris qu’il caresse et brise la nuque de celle qu’il aime. Pendant longtemps, j’ai cru être Lennie, un monstre, un danger pour celles et ceux que j’aimais : qu’est-ce que j’ai à leur apporter, sinon le malheur ? Pourquoi seraient-elles avec moi ? Cette narration de moi-même par moi-même s’est fondé sur des éléments extérieurs aux scripts corporels du handicap que j’ai identifiés, mais ils reposent aussi sur cet imaginaire-là, par moi absorbé : le monstre, le fardeau, la quantité négligeable, le mal, la mort. J’ai réussi à me détacher de ces scripts-là – ils sont toujours là, mais ils ne composent plus ma peau : j’ai mué. J’ai compris que je n’étais pas que source de malheurs, que c’était m’accorder un trop grand pouvoir, que j’avais d’autres pouvoirs mais pas celui-là. De Lennie, j’en viens maintenant à me penser comme l’amoureuse parfaite… et c’est bien pour ça que je veux m’épouser.

Dans un précédent article, je parlais du background avec lequel les corps sur scène doivent composer. Il n’y a pas que sur scène… dans les relations aussi. Devoir démentir, devoir détromper… et cette charge est très pesante dans ce cas précis. A l’école, je pouvais toujours m’appuyer sur des allié-e-s : mes parents, mon AVS, des profs. Maintenant, dans diverses situations, je peux compter sur mes ami-e-s à qui j’ai déjà expliqué et qui comprennent… mais dans une relation, on est seul face à l’autre. Les allié-e-s n’ont presqu’aucune place. Alors, on doit composer avec la vulnérabilité créée en soi par l’autre… et ce background en forme de trompe-l’œil. Je te parle. Tu me comprends là ? Demain, peut-être, tu comprendras.
Bien sûr, mes précédentes histoires m’ont appris qu’il y avait toujours une incommunicabilité à propos de certaines choses et que l’autre ne pouvait pas tout comprendre, qu’elle ne pouvait pas tout comprendre de moi. Se sont opposé parfois deux conceptions de l’amour, de la jalousie, du manque, et dans cette part d’intime, on ne peut aller à la rencontre de l’autre et on projette cette part d’intimité que l’on croit universelle :

Si je ne suis pas la seule que tu aimes, c’est donc que tu ne m’aimes pas.
S’il est vrai que tu n’es pas la seule que j’aime, néanmoins tu es unique et non substituable

Tu es jalouse et tu ne me veux qu’à toi.
D’autres peuvent avoir aussi une place, tant que je sais ma place auprès de toi.

Tu souffres quand je te manque
J’aime quand tu me manques, je sais ainsi que je t’aime.

Différentes façons de vivre l’amour qui s’opposent, et apparaît l’incommunicabilité, parfois indépassable. Chacun-e a ses angles morts et ses besoins de croyances.
Mais pour le reste, il est à la fois facile et pesant de détromper, de réinventer le background du handicap. Non, tu ne dois pas me porter à bout de bras. Non, tu n’as pas à me sauver. Non, je ne suis pas un être passif. Oui je peux prendre soin de toi autant que tu prends soin de moi. Mais on a peur. On a peur d’user tant d’énergie pour, au final, ne pas être compris-e. De s’apercevoir un jour que ces yeux qu’on aimait tant, que ce regard qui nous rendait si fort-e-s, nous ont loupée depuis le début ; que ce n’est pas nous qu’ils voyaient, mais une image absorbée. Ah mais c’est comme ça que tu me vois ? A quoi cela a-t-il servi que je te parle pendant tout ce temps ? Une trahison en forme de trompe-l’œil. Trompe-l’œil qui ne veut pas capituler devant les nouvelles évidences.

Ensuite, on a mal. Ensuite, on a peur et on ne veut plus que ça recommence. Alors, peu à peu, on apprend à se regarder tendrement, on se refait confiance, et on cherche à rencontrer d’autres qui sauront poser sur nous ce même tendre regard. Et parfois, on y arrive.

 loin, 2914

2 commentaires sur “« How can I try to explain, when I do he turns away again »

  1. Aimer quelqu’un d’autre que sa propre personne, à l’instar d’écrire à quelqu’un, passe par la parole qui se prend ou se donne (Lacan, le seminaire sur la lettre volée p53.54 des écrits). Parole proférée? Ça c’est déja une étape supplémentaire. « (…) on ne peut pas demander à l’autre de nous dire (…) je t’aime (constamment) » Parler sans moderation peut nuire à la discussion en effet. Est-elle serieuse ou rigolote, notre discussion? Voilà un background sur fond duquel des amoureux (euses) se retrouvent. Défaut: être dans l’attente que « ça marche », sauf que si ça marchait je serais dans l’attente d’encore autre chose, comme un consommateur. Heureusement qu’il y a l’écriture et le témoignage pour limiter un peu que je devienne ce type trop bête. Votre exemple aide en cela et votre style, clair souvent, vos thèmes, intéressants. Merci de votre production écrite gratuite.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s