Viens voir les comédiens

Longtemps, j’ai entendu dire qu’au théâtre, au cinéma, ça ne posait aucun problème qu’un-e acteur-rice valide joue le rôle d’un personnage handicapé car, après tout, c’est le propre de l’acteur d’incarner tous les rôles. Autrement dit, le corps des acteurs pourrait être habité de n’importe quel rôle. Ce serait totalement indifférent. Qu’importe le corps de l’acteur-rice, pourvu qu’il ou elle ait le rôle. Il y aurait une certaine neutralité du corps du comédien et de la comédienne.

Pendant longtemps, je n’ai pas eu d’avis sur la question. Jusqu’à ce que je doive, avec la troupe de danseur-euse-s dont je fais partie, penser la conception d’un spectacle, une adaptation de l’Odyssée. Je me suis rendue compte qu’ici encore, il existait un certain déséquilibre. Maintenant, affirmer que le corps du comédien est neutre me semble une rhétorique qui voudrait aplanir, sous le rouleau-compresseur de l’universalisme, les aspérités du réel et des rapports de domination. La neutralité ne s’applique qu’aux corps des dominant-e-s. Je m’explique :

Nul besoin de rappeler que l’Odyssée est une œuvre emplie de monstres : cyclope, sirènes, Charybe et Scylla, créatures chtoniennes, cochons de Circé… Toute la troupe s’est attelée à jouer les monstres. Même moi… et il me fut très plaisant de le faire. Cependant, je remarquais que les corps valides des copains-copines étaient plus libres dans leurs rôles de monstres que je ne l’étais. Le corps valide est comme exempté du background du monstrueux. Quand il joue le monstre, le corps valide est, aux yeux du public et pour lui-même, une fiction qu’il incarne. Il se sait et on le sait dans la fiction.

Mon corps handicapé, lui, est précédé de tout ce background du monstrueux : Quasimodo, Mr. Hyde, Elephantman, etc. C’est une mythologie construite par le regard dominant, mais qui colle à la peau des corps handicapés. Mon corps porte malgré lui tout cet imaginaire. Il se fond, se confond avec la fiction, là où le corps valide se sépare d’elle, une fois la représentation achevée. J’avais envie de faire le monstre, puisque tout le monde le faisait, puisqu’on jouait l’Odyssée (surtout que j’étais un monstre qui draguait Circé, alors ça se refuse pas…) ; mais là où les copains-copines valides semblaient l’être davantage, je ne me sentais pas libre comme si mon corps était coincé dans la fiction du monstrueux.

Je me souviens d’une anecdote rapportée par Rébecca Chaillon, dans le documentaire d’Amandine Gay, Ouvrir la Voix : elle y raconte la conception de sa pièce qui met en scène un personnage mangeant son amante. Elle voulait y mener toute une réflexion sur le sentiment amoureux, le fantasme de dévoration, la possession de l’autre. Elle n’y avait pas vu ce que certaines personnes y ont vu ensuite : un corps noir dans le rôle du cannibale. Elle s’interroge alors et se dit qu’elle ne devrait peut-être pas jouer cette pièce ; mais ne pas la jouer, c’est aussi s’interdire de mener cette réflexion qui lui est chère, sous prétexte que ça véhicule une fiction négrophobe ; c’est donc se taire, s’invisibiliser, et laisser la victoire à ce discours dominant. Elle décide de la jouer quand même.

La question qui m’a poursuivie, pour ma part, n’était pas tant : « dois-je ne pas faire le monstre ? » ; mais : « comment je compose avec l’imaginaire du monstrueux qui s’appose sur moi ? Comment faire jouer mon corps dans l’histoire que nous voulons collectivement raconter ? Comment raconter mon corps par l’histoire de l’Odyssée ? ».

Non, les corps des comédiens ne sont pas neutres. C’est une illusion créée par les rapports de domination. Les corps des dominant-e-s semblent neutres parce qu’ils sont dominants. Mais, heureusement, nous étions au théâtre, dans la représentation, dans la fiction et nous pouvions jouer…

J’ai joué à performer le rôle du monstre. Comme je l’ai dit, j’étais un monstre qui draguait Circé. Avec ma binôme, nous voulions que ce tableau interroge le passage entre monstrueux et humain : qu’est-ce que le monstrueux ? Est-ce le monstre ou est-ce celle qui transforme en monstre ? Est-ce ce qui est décrit comme tel ou est-ce l’instance qui décide de ce qui est monstrueux ? En ce moment, je lis un recueil de conférences de Toni Morrison et un passage me semble faire écho :

« La nécessité de faire de l’esclave une espèce étrangère semble une tentative désespérée pour confirmer que l’on est soi-même normal. L’insistance mise à distinguer entre ceux qui appartiennent à la race humaine et ceux qui ne sont résolument pas humains est si puissante que le projecteur se détourne pour éclairer non plus l’objet de sa dégradation, mais son créateur. ».

Circé, plus monstrueuse que les monstres qu’elle crée ? On y est vraiment allées franco…

Et puis, il y a eu mon solo de Pénélope. Au début, ça m’amusait beaucoup de jouer, moi lesbienne féministe polyamoureuse et impatiente comme pas deux, le rôle d’une meuf qui attend son mec pendant vingt ans. Et puis, donner mon corps à Pénélope, incarner un rôle, a ressemblé de plus en plus à un défi, revêtant peu à peu une importance particulière : que mon corps soit là où on ne l’attend pas, là où, juste avant, il était dans un rôle où on l’attendait trop… et puis, je me demandais si, par mon corps, j’arriverais à faire passer au public les significations que je voulais ; si mon corps était capable de jouer un rôle. On me confirma que oui et c’était une potentialité que je ne lui connaissais pas encore.

Outre que j’ai puisé de cette expérience beaucoup de force et de puissance et que s’y sont construits beaucoup de liens forts, elle m’a fait me rendre compte d’une charge pesant sur les corps minorisés lorsqu’ils se montrent sur une scène et jouent une fiction : la charge d’une non-neutralité de l’imaginaire, avec laquelle ils doivent composer. Je sens que ce thème s’articule avec d’autres problématiques liées à la visibilité des minorités dans les productions culturelles, mais je ne sais pas encore comment.

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