Communication pour l’atelier « Corps et sensorialité » du 27/04/2018, dans le cadre du colloque « Théoriser en féministe » à Lyon.
Comment peut-on théoriser en féministe ? La question peut paraître paradoxale lorsque l’on considère la théorisation comme un mouvement du particulier vers le général, une sortie de soi, un effacement du « je » du chercheuse ; alors que la pensée et la pratique féministes font la part belle au corps, à l’intime, à l’expérience, au « je » du chercheuse. La référence à l’expérience personnelle annulerait tout mouvement de sortie de soi pour aller vers le général, ne permettant la construction d’aucun discours rationnel. Cependant, après avoir mené pendant six ans mes recherches sur le corps, je ne suis plus du tout sûre qu’une telle opposition soit pertinente.
J’ai un corps handicapé, avant tout, avant d’être féminin, d’origine coréenne ou lesbien. Mon corps est avant tout handicapé. Ce n’est pas moi qui l’ai choisi, ce sont les passant-e-s, dans l’espace public, qui ont à mon encontre ces regards, ces remarques, ces gestes, ces interactions, empreints de condescendance, qui m’assignent à la place de l’étrange et font de mon corps, un corps reconnu comme handicapé. Dans ma thèse, je travaille sur la nudité et les représentations sexuelles dans la contestation politique, notamment sur les FEMEN et Urban Porn, un groupe pornactiviste lillois : je centre mon propos sur les corps féminins, homosexuels, lesbiens, trans’, en étudiant les effets du façonnement du regard sur ces corps-là. Les corps handicapés subissent aussi les effets de ce façonnement du regard, mais j’ai choisi de ne pas aborder – ou alors de manière très ponctuelle – ces questions pour diverses raisons. Toutefois, je ne peux nier que mes expériences personnelles ont nourri ma réflexion théorique, et inversement. Dans mes recherches, je cache mon corps pour mieux l’y montrer, pour le montrer d’une façon qui diffère des cadres habituels.
Lorsqu’on travaille sur un sujet à la fois aussi universel et aussi intime que le corps, on finit par admettre qu’il y a une certaine porosité entre le travail de recherche et les expériences personnelles. En quoi cette porosité est-elle heuristique ? En quoi les expériences permettent-elles de construire un cadre théorique ? A l’inverse, comment le travail théorique peut-il ouvrir à d’autres façons de penser et modifier le rapport à soi ?
Pour répondre à ces questions, je voudrais raconter la généalogie du concept que je développe dans ma thèse : les scripts corporels.
Mais tout d’abord, qu’est-ce que j’entends par les scripts corporels ? Par ce concept, je désigne des scénarios, des narrations de corps qui façonnent les imaginaires, les manières de montrer et de voir les corps, les pratiques corporelles et les interactions entre les corps. Par exemple, on raconte les poitrines féminines naturellement sexualisées, ce qui adosse au registre du sexuel la monstration et le regard sur cette zone du corps féminin. Cela conduit à certaines interdictions sociales et à certaines pratiques, notamment les réticences de certaines femmes à se mettre topless, alors qu’il semble un peu plus aisé pour un homme de le faire. Par exemple, on raconte le corps handicapé comme ayant une existence tragique, misérable et peu épanouissante, ce qui conduit les passant-e-s à s’exclamer quand ils voient une personne handicapée dans la rue : « La pauvre ! ». Corps féminins, corps handicapés, corps lesbiens, corps trans’, corps homosexuels, tous s’inscrivent dans un imaginaire et doivent composer avec. Ce sont ces trompe-l’œil en forme d’histoires que les scripts corporels visent à analyser.
D’ordinaire, pour expliquer davantage ce concept, j’évoque le cadre théorique dans lequel il s’inscrit. J’évoque la théorie des scripts sexuels de Gagnon et Simon pour dire que les scripts corporels sont des modèles qui disent ce que doivent être les corps, les sexualités, ce qu’ils sont. J’évoque Preciado, Wittig et Butler, pour insister sur l’aspect fictif de ces modèles. J’évoque Bourdieu, pour dire que les scripts corporels sont des représentations hégémoniques de corps qui se naturalisent et deviennent ensuite des normes. Les scripts corporels sont donc des fictions hégémoniques de corps qui se construisent selon les rapports de domination, se naturalisent et essaiment dans le monde social. J’évoque enfin De Lauretis et ses technologies de genre, pour dire que les productions culturelles, par exemple, sont des technologies de corps qui produisent et reproduisent ces fictions hégémoniques de corps qui, diffusées dans le monde social, structurent ensuite le regard des individus sur les corps.
Mais qu’aujourd’hui, il me soit permis de raconter l’autre version de la généalogie de ce concept. Qu’aujourd’hui, il me soit permis d’évoquer mon neuropédiatre… et Franklin la Tortue.
Depuis toute petite, je ressens une sorte de hiatus. Il faut savoir que je travaille de deux façons : soit j’écris à l’ordinateur, soit j’écris au pied, comme d’autres écrivent à la main. Pourtant, pendant toute mon enfance et une bonne partie de mon adolescence, lorsque je travaillais à l’ordinateur, j’éprouvais une sorte d’illégitimité à dire : « je travaille ». J’avais du mal à me percevoir comme en train de travailler. Je ne sais pourquoi il me vient alors des images d’une série animée que je regardais enfant, l’histoire de Franklin, une petite tortue. On la voyait notamment aller à l’école et travailler, écrivant, penchée sur la feuille, tenant un stylo entre le pouce et l’index. A l’école, à la maison, dans les dessins animés, on ne « travaillait » qu’en écrivant à la main. Pour moi, le corps au travail était indissociable de l’acte d’écrire de façon manuscrite. C’était ainsi que devait être un corps travaillant.
Franklin la Tortue me disait ce qu’était un corps travaillant. Je ressentais un profond hiatus entre ce modèle de corps travaillant et mon propre corps au travail, tapant sur un clavier d’ordinateur. Mon corps réellement au travail était loin de ce que j’imaginais du corps travaillant. On peut dire que ma pratique d’écriture au pied est une sorte de transposition à mon propre corps de ce que je croyais être une pratique valorisante, car propre au corps valide.
Il y a les représentations valides du corps valide ; et il y a ce que j’appellerais : les représentations valides du corps handicapé. Plus jeune, je fuyais tous les films, toutes les émissions de radio, tous les romans, qui parlaient du handicap : j’avais l’impression que ce qu’ils disaient des corps handicapés se construisait sans eux. Dans le film Intouchables, qui met en scène un gars de banlieue joué par Omar Sy, embauché par un milliardaire tétraplégique joué par François Cluzet. Il y a une scène où toute la maisonnée, entraînée par Omar Sy, se met à danser, excepté François Cluzet qui reste immobile, en spectateur extérieur. A la sortie du film, j’avais 22 ans et ça faisait déjà belle lurette que j’allais danser en soirée. Je m’attendais donc à voir le personnage handicapé se mettre en mouvement, faire tourbillonner son fauteuil. Rien ne vint. Cette scène a beaucoup été critiquée parce qu’elle reproduisait le cliché du bon noir qui danse. Mais presque personne n’a remarqué le problème de l’immobilité extérieure de François Cluzet qui semblait aller de soi. Cela dit quelque chose sur les imaginaires et leur verrouillage, puisque même une critique politique de ce film n’a pas souligné cette immobilité stéréotypée du corps handicapé.
Même les discours sur mon propre corps se sont construits sans moi. Toute mon enfance jusqu’à mes 16 ans, j’ai été suivie par un neuropédiatre que je voyais deux fois par an. Dans mon dossier médical, l’année de mes sept ans, je remarquais qu’il avait décrit un « ramper dystonique fait de galipettes » à une période où, à mes cours de danse, je venais d’apprendre à faire la roulade et où, excessivement fière de pouvoir enfin faire ma Catwoman, je montrais mes roulades à tout le monde, même à ce médecin, qui a vraisemblablement eu une lecture pathologisante de mes jeux d’enfant. Cette lecture pathologisante témoigne d’un certain verrouillage du regard : ce médecin, habitué à regarder les corps de ces jeunes patient-e-s de façon pathologisante, produit un discours sur leurs corps qui, parce qu’elle émane d’une instance d’autorité – un médecin avec tout ce que ça comporte d’effets naturalisants et biologisants – va être difficilement remis en question.
Très tôt, j’ai eu conscience d’un décalage entre les représentations des corps et la réalité de mon propre corps. Dans ma thèse, je développe un propos sur le façonnement des corps réels par les corps fictifs, que j’applique aux corps féminins, trans’, homosexuels, lesbiens. Le corps fictif sexualisant façonne les corps réels. La distinction entre corps fictifs et réels se fonde sur ce hiatus que je viens de décrire, enraciné dans mes expériences personnelles.
J’ai montré comment mes expériences participaient de la construction de mes analyses théoriques sur le corps. Cependant, mes recherches sur le corps ont aussi modifié considérablement mon rapport à moi-même. Je dis souvent que je fais ma recherche autant que ma recherche me fait.
J’ai commencé mes recherches sur le corps comme instrument de contestation politique en Master 1. Je crois que j’avais besoin de travailler sur les questions du corps pour voir comment les logiques sociales façonnaient les corps. Mon rapport à mon corps et à moi-même s’était rigidifié pendant les quelques années précédant mon M1, à cause de violences validistes que j’avais vécues. Ces violences m’avaient infligé des blessures, modifiant les narrations que je construisais de mon corps ; je me sentais monstrueuse. Il fallait donc soigner ces blessures ; et mes recherches y ont largement contribué. Travailler sur le corps, c’est travailler à la fois sur son propre corps et travailler sur le corps des autres : écouter d’autres expériences, monter en généralité, sortir de soi. Cette sortie de soi m’a permis de comprendre que je n’étais pas une exception de corps ; que beaucoup d’autres corps subissaient de la violence ; que cette violence n’était pas la responsabilité de mon seul corps handicapé – puisqu’elle s’appliquait aussi à des corps non handicapés – mais relevait de la responsabilité du collectif. De plus, je dis souvent que les pensées féministes m’ont donné les outils théoriques pour penser l’oppression sur le corps handicapé, sur mon propre corps. Par la réflexion critique qu’elles élaborent sur les mots, les narrations et les destins dans lesquels on inscrit les corps, les pensées féministes m’ont peu à peu appris à me considérer autrement et à me raconter, à me montrer d’une manière tout autre. Peu à peu, j’ai arrêté de culpabiliser d’avoir ce corps-là ; je ne me suis plus sentie obligée de m’expliquer, voire de m’excuser, de mon existence. Je n’ai plus voulu avoir un autre corps, plus légitime. Puisqu’il existait, il était déjà légitime face au regard des autres et face à mon propre regard. Dès lors, je me suis sentie autorisée à construire mes propres narrations autour de mon corps.
Dans ma thèse, je travaille sur les questions de sexualisation des corps. Pour résumer, pour contester la sexualisation, vue comme oppressive, on va soit refuser toute sexualisation des corps, soit proposer d’autres manières de les sexualiser. Le corps handicapé est absent des imaginaires sexuels, ou alors inscrit dans le régime des paraphilies. Mon corps féminin et lesbien se trouve souvent désexualisé par le trompe-l’œil du handicap. Je cherche donc à affirmer la dimension sexuelle de mon corps, part de mon corps qui a été tronquée par les narrations dominantes. En cela, je me sens proche du féminisme pro-sexe et du mouvement post-porn qui prônent une réappropriation des sexualités par les femmes, et une réinvention des sexualités. Etudier ces mouvements m’a aidée à considérer ma propre sexualité comme un lieu de création et de liberté, et d’affirmer mon pouvoir sur mon corps. Cela m’a notamment conduit à tourner une performance de danse nue dans My Body My Rules, le dernier film d’Emilie Jouvet. Cette performance est une sorte d’aboutissement du processus de réappropriation des narrations de mon corps, permis par mes travaux de recherche et mon « entrée en féminisme ».
A l’inverse, ma démarche personnelle de resexualisation de mon corps a nourri mes questionnements théoriques sur le thème de la sexualisation. Là où on voyait en la sexualisation un signe d’oppression des corps féminins, j’y voyais, quant à moi, un signe de réappropriation de mon propre corps. Cela m’a conduit à reconsidérer certains présupposés. Pour moi, ce n’est pas la sexualisation en elle-même, en tant qu’elle est monstration publique, publicisation de la dimension sexuelle des corps, qui est oppressive ; c’est l’inscription de cette monstration dans certains cadres, en l’occurrence des cadres de monstration andro et hétérocentrés. Cependant, je suis consciente que ma démarche de resexualisation de mon corps handicapé et assigné féminin pose un problème important concernant le rapport entre reproduction et subversion des narrations dominantes. Pour subvertir le script corporel désexualisant le corps handicapé, je reproduis le script corporel sexualisant le corps
Je voudrais achever cette communication en donnant une dernière illustration de la façon dont mes recherches et mes expériences se nourrissent et se répondent. On associe souvent trop rapidement – à mon goût – pudeur et nudité : la pudeur émergerait en nous, aussitôt qu’il y aurait nudité et que le regard d’autrui se pose sur notre corps nu. Or, dans la dépendance physique, on est quotidiennement conduit à se mettre nu devant d’autres personnes et à être touchées physiquement par elles, par exemple dans le cadre de l’aide à la toilette. Je remarque, depuis longtemps, que j’éprouve de la gêne à me mettre nue ou à être touchée dans certaines situations, mais que dans d’autres situations, je n’en ressens aucune. Ma pudeur dépendrait donc moins du regard des autres sur ma nudité que des cadres d’expérience dans lesquels ce regard advient ; ma pudeur dépendrait donc de la narration que je fais de ma nudité à tel ou tel moment.
Parallèlement, à chaque entretien que je fais avec des activistes, ils et elles me disent toujours que dans leur quotidien, ils et elles sont très pudiques. Mais quand ils et elles se mettent nu-e-s dans le cadre d’une action dans l’espace public, ils et elles n’éprouvent aucune gêne, m’expliquant que dans leurs actions, ce n’est pas leur nudité du quotidien qu’ils et elles exposent ; leur nudité leur apparaît comme un costume de scène, « un porte-étendard ». On retrouve ici l’idée d’une déconnexion entre pudeur et regard d’autrui sur la nudité : selon la narration que les activistes se font de la nudité, leur pudeur survient ou non.
Par ce parallèle entre le rapport des activistes à la pudeur et le mien propre, et dans l’ensemble de ma communication, j’ai voulu montrer les échos qui se répondent entre travail de recherche et l’expérience personnelle, les confirmations ou les nuances que l’un et l’autre peuvent mutuellement s’apporter. J’ai aussi voulu montrer comment des expériences minoritaires peuvent questionner certains présupposés, et donc ouvrir la voie à de nouvelles approches théoriques.