Selon Wittig

Mon corps porte ces invisibles empreintes qui le trahissent, le nient, l’avilissent. Traces de doigts qui passent, traces d’yeux qui dépassent, traces de soins qui lassent. Mon corps disparaît. Je n’ai plus de corps. Il n’est plus qu’un morceau de chair, que se disputent les autres, carnassiers infatigables ; un lambeau de peau qui, désancré, déraciné, presque déterré, s’envole au vent. Mon corps a disparu sous des traces de doigts et de regards qui lui ont dérobé sa matière et son existence. Séparée de mon corps, j/e suis invisible à moi-même. J/e ne retrouve plus mon corps en vos gestes, en vos mots. Peut-être n’a-t-il jamais existé ? Peut-être n’ai-j/e jamais existé ?

***

J’avais vingt-quatre ans quand j’ai découvert Wittig.  Une de mes meilleures amies m’a un jour prêté, puis offert, Le Corps Lesbien. Dès la première lecture, j’ai été intriguée par la présence d’un « je » écartelé, un j/e ainsi typographié. Dès ma première rencontre avec ce j/e, il me sembla être une façon, ingénieuse et efficace, d’exprimer la non-coïncidence du sujet avec lui-même.
Dans l’œuvre de Wittig, j’y trouvais aussi un biais pour mettre en mots une interrogation qui me trottait dans la tête depuis l’enfance : c’est la question de la traduction des corps. Pour Wittig, les corps lesbiens ont sans cesse à se traduire dans le langage dominant – langage dont l’apparence de neutralité ressemble à s’y méprendre à un parler hétérosexuel –.  Sans cet effort de traduction, le corps lesbien resterait illisible, indicible, pour le langage dominant. Cette question de l’illisibilité et de la traduction des corps lesbiens a fait écho en moi, dans mon sentiment de non-reconnaissance dans les mots qu’on utilise pour qualifier mon corps. Handicap. Moi-même je le dis, mais c’est par impossibilité de le dire autrement, par habitude, presque par paresse d’user de périphrases. Le langage ne me donne pas d’autre choix de me qualifier moi-même. Handicap. Ce n’est pas une coquille vide, un mot desséché de toute signification. C’est un mot empli de tragique, d’anathèmes, parfois même de condamnations à mort. On me forçait à l’habiter, alors qu’il ne me seyait nullement.
Mais peut-être peut-on évider les mots de leurs significations trop encombrantes pour les aménager et s’y mouvoir à  notre guise ? Wittig semble le dire. C’est pour cela que, quand on me dit que par mes pieds, j’ai compensé la motricité défaillante de mes mains, je réponds que je préfère dire : « non, j’ai transposé une gestuelle à une autre ». C’est pour cela qu’une lettre manuscrite devient, chez moi, une lettre podoscrite. C’est pour cela que je ne serre jamais les gens « dans mes bras », mais plutôt « contre moi ».  De l’illisibilité d’un corps, naît toute une réinvention de soi, du corps, du langage.

J’ai donc dû me réinventer. Mais me réinventer à partir de quoi ? A partir de ce qu’il y avait déjà autour de moi, puisqu’on ne s’auto-engendre jamais, et encore moins ex nihilo. J’ai puisé dans des mythologies existantes pour me constituer la mienne propre, dans des esthétiques particulières pour forger mon soi. Par exemple, j’ai un rapport compliqué au film 8 femmes. A 13-14 ans, je le regardais presque toutes les semaines. Maintenant, je le trouve irregardable, parce que misogyne. Et pourtant, son esthétique a contribué à forger mon monde intérieur, mes imaginaires d’élégance. Il a aussi forgé mes idéaux : je voulais être tel personnage, et non pas tel autre. Ce film a joué un rôle dans l’édiction de mon désir lesbien : je voulais coucher avec tel personnage, et non avec tel autre. C’est un film qui m’a forgé, malgré le langage machiste, voire  validiste, qu’il développe. C’est un film où je me reconnais, alors qu’il ne me ressemble pas et qu’il ne parle pas le même langage que mon corps. Dans le langage dominant, je me suis réinventée.

Réinventer mon corps. Réinventer ma sexualité. Pendant longtemps, j’ai eu un imaginaire sexuel assez figé. Mon corps n’y correspondait aucunement. A un moment, j’ai même cru que j’aurais besoin de me faire assister dans ma sexualité. Mais c’était oublier que la sexualité n’est pas figée dans un seul imaginaire, dans des gestes prédéfinis, des pratiques préconçues. Peu à peu, j’ai compris que ma sexualité pouvait être une création artistique, au même titre que mon corps. Il me fallait construire un imaginaire sexuel qui seyait à mon corps. Encore traduire mon corps, ma sexualité. Encore construire une mythologie. Mon corps n’est pas cette impossibilité que l’on imagine. Il me faut créer mon propre érotisme, loin de tout schème et de toute grille de lecture qui ne sait pas parler de moi.

***

J/e crois que j//ai un corps. J/e crois qu’il est là. J/e sens sa matière, son volume, sa masse. Il est palpable, mais invisible, sous toutes ces traces qui le recouvrent, ces empreintes qui l’effacent. J/e parcours ma peau estompée, j/e veux la laver de ces traces d’invisibilité. La chaleur de m/es mains,  de m/es pieds la nettoient, la purifient dans un grand brasier. Peu à peu, m/a peau se décolle et découvre m/es entrailles. J/e crie de joie lorsque j’aperçois m/on estomac, m/es poumons, m/a  vésicule que j//arrache et étale sur les draps pour mieux les voir. Dans un concert de gargouillis, de respiration rauque, de succion, m/es organes se découvrent.  Lentement, j/e déplie m/es intestins que j//agrippe avidement pour les faire sortir de moi. Puis, c’est au tour de m/es muscles thoraciques de se décrocher, de m/on sternum qui tombe devant m/oi dans un bruit sourd. Enfin, j/e prends doucement m/on cœur, tout chaud, tout battant encore. Aucune douleur dans la poitrine quand j/e le tire hors de m/oi.  J/e le vois battre devant moi. J//explore alors m/on corps vide, m/es entrailles ainsi étalées devant moi, de m/es os, de m/es muscles. Tout m/on sang coule et commence  à inonder la pièce. J/e suis là. Je suis.
Trop absorbée par le spectacle de mon existence, je ne te sens pas arriver derrière moi, toi, mon très tendre. Je sens tes doigts me caresser doucement le dos, tes doigts à toi, ma très précieuse. Je me laisse faire. Je me laisse embrasser, frôler, lécher, absorber, par toi mon très suave. Je laisse reposer tout mon poids sur ton corps, mon ventre ouvert. Ma bouche crache, mon sexe crache. Cyprine et salive vont se mêler au sang qui s’écoule toujours hors de moi, augmentant les flots qui forment désormais un océan. Sous l’effet de tes baisers qui parcourent ma peau, de tes caresses qui m’écartèlent, deux nageoires germent dans mon squelette et ma peau, d’abord petites et frêles, enfin majestueuses et puissantes. Je m’élance alors dans l’océan créé de mes flux. Je te porte sur mon dos, ton sexe contre ma peau frottant, brûlant, humide. Alors, toi et moi, nous crions. Ta voix se mêle à la mienne, qui sort d’un corps évidé de sens, de mon corps recomposé. Tu vois, j’existe.

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