Archiver son corps

Ça faisait un an et demi que je voulais récupérer mon dossier médical de quand j’étais enfant, auprès du médecin qui m’avait condamnée à dix mois. Je ne voulais pas laisser dans l’antre du monstre une part de moi… Puis, comme toutes les choses que l’on a envie et que l’on craint en même temps de faire, je l’avais laissé s’étirer dans le temps, me trouvant d’autres priorités. J’ai commencé à faire les démarches cet été, et ai envoyé le mail final il y a deux semaines environ. Il me semble l’avoir dit à quelques ami-e-s, tellement j’étais fière de l’avoir fait (« il faut absolument que je le dise à quelqu’un !!! »).
Il m’est arrivé aujourd’hui. D’abord troublée, j’hésitais un moment à ouvrir l’enveloppe, ne sachant quelle monstruosité j’allais découvrir à l’intérieur. Me décidant enfin, j’y découvris une énorme liasse de papiers, dans un désordre chronologique effarant
.
Un moment après, je le parcourais, découvrant les mots qui ont été dits sur moi, de mes dix mois à mes vingt ans. Au fil des pages, je me voyais dans le désordre : ici, j’avais quinze ans et j’entrais au lycée. Là, j’avais trois ans et on me prédestinait à entrer à la Cardabelle, un institut pour enfants atteints de handicap physique et de retard intellectuel. Autre part, j’avais sept ans, onze ans, dix-huit ans. Très émue au début, je ressentis peu à peu un sentiment d’étrangeté ; je me reconnaissais de moins en moins dans ces mots qui, pourtant tous vrais, semblaient dépeindre une autre Noémie que je n’avais ni ressentie, ni même connue. Là où en 1993, on dépeignait mes grandes difficultés d’élocution, en moi apparaissait le souvenir d’une grande liberté conquise : j’avais commencé à jouer aux duplos avec mes pieds et on n’allait pas tarder à m’apprendre à taper sur ordi. Là où, en 1997, on dépeignait un « ramper dystonique fait de galipettes », je me souvenais plutôt d’une grande fierté à montrer à tout le monde comme je faisais trop bien la roulade avant, à tout le monde, même à cette andouille de toubib qui a vraisemblablement pris mes fameuses roulades pour un mouvement pathologique involontaire. Je ne me reconnais pas dans ces mots, dans ce corps médicalement décrit ; ces mots que j’entends pourtant depuis l’enfance, qui me sont familiers, ne me décrivent pas. Ils ne décrivent même pas mon corps. Ils ne disent rien sur la mort de mon grand-père ; ou mon premier amour ; ou bien encore sur la haine de moi adolescente ou sur mes amitiés. Pourtant, c’est ce que mon corps a vécu. C’est comme si ces mots discutaient et élaboraient une figure d’une Noémie-patiente, d’un reflet affaibli, trompé et trompeur. Ce n’est pas moi, ce corps qu’ils décrivent et qui m’a été affublé.

Que faire de ce dossier à présent ? L’archiver. Le remettre dans l’ordre. Le ranger. D’un grand amour passé et d’une grande amitié (tendresse) présente, il me vient une grande passion des archives. Je me constitue des archives personnelles, je m’archive moi-même. J’ai un grand coffre dans mon armoire et j’y range des lettres, des cartes, des papiers écrits. Je range les fantômes dans mon coffre, les circonscrivant en un lieu, en moment précis. Ainsi, ils ne me hantent plus et ne deviennent pas des monstres. Ce sont des fantômes inoffensifs, bien rangés, qui ne traînent plus dans le passage, mais près de moi quand même.
Ce soir, j’ai mené le combat de l’ordre contre le désordre, comme dirait Cocteau. C’était un gros boulot de ranger tout ça. Ce soir, j’ai procédé à la mise en ordre ; demain ce sera la mise en coffre.

 

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