Faire communauté par la douleur

Merci à H. M., et douces pensées pour un-e tendre lapin-e.

J’ai découvert récemment David O’Toole, ce danseur qui fait partie d’une compagnie anglaise, DV8 dirigée par Lloyd Newson. Voilà la vidéo, The Coast Of Living, dans laquelle je l’ai vu danser pour la première fois.

 

Une émotion m’a prise tout à coup, semblable à celle que j’ai pu éprouver en regardant Margarita with a straw. La joie d’être visible, enfin représentée. Comme vous le savez, je suis traumatisée par les films comme Intouchables, ces fables faciles qui montrent plus qu’elles ne rendent visibles. Oui, j’ai tendance à distinguer « montrer » et « rendre visible ». Montrer quelque chose ne permet pas forcément de le rendre visible. Le montrer sous un certain angle en accentue certains aspects et, donc, en cache d’autres.

Dans The Coast of Living, une séquence m’a particulièrement marquée (à : 17’47). Un homme soumet le corps de David O’Toole à la question, tout en le filmant en contreplongée. Cette scène a fait écho en moi comme, je suppose, elle fera écho en beaucoup d’autres personnes socialement considérées comme handicapées. En voyant cette scène, j’ai ressenti en mon corps même la douleur de ces questions, la petite appréhension toujours là quand je sors de chez moi, quand j’ose sourire à un-e inconnu-e dans le métro, de laisser le terrain libre à ces questions ; la petite boule de déconsidération de soi-même qui grossit au creux de l’estomac, l’envie de se cacher, de s’arracher la peau, de se faire saigner pour faire sortir de son corps l’obscur liquide visqueux que ces questions y font pénétrer.

Une interrogation m’est ensuite venue : qu’est-ce qui, au fond, fait le handicap ? Qu’est-ce qui, moi, me fait me reconnaître comme handicapée ? Qu’est-ce qui fait communauté dans l’expérience de chaque personne handicapée ? Qu’est-ce qui fait une communauté, en général ?

La question resta en suspens jusqu’au soir où, buvant un excellent Crozes avec ma très chère ami lapin et parlant de la mémoire constitutive de la communauté homosexuelle, j’évoquais soudain ma fascination face à l’idée d’une douleur, comme fondant la communauté.
J.  Butler, et d’autres avant elle, définissent les femmes, non pas tant par le biologique, que par l’oppression qu’elles subissent. Une communauté par l’oppression, donc ? Un peu trop abstrait peut-être. L’oppression est partout et nulle part à la fois. La douleur, elle, est ancrée dans le corps même, dans la peau ; c’est la boule dans la gorge, la voix qui s’étrangle, le regard qui panique ; c’est l’impression de salissure, de confiscation de son propre corps au profit du narcissisme d’un-e autre ; c’est le regard de l’autre qui s’immisce partout en nous, en notre peau, en notre sexe, qui fait frissonner de dégoût pour nous-mêmes. La douleur, c’est notre corps même qui crie sous la violence qu’on lui inflige. La douleur, c’est aussi la trace ; la trace qui se réactive lorsque d’autres nous racontent leurs expériences ; on les comprend.  La douleur a une existence sensible et appelle les autres corps qui ont mal. Communauté par la douleur. Le handicap n’est pas une question de biologie, de motricité ou de morphologie. Mais c’est une expérience d’une douleur très réelle face à une violence très  physique et à la fois très symbolique.

Dire sa douleur n’est pas forcément se montrer en victime. Je sais, le regard dominant adore voir les victimes. On adore montrer les femmes violées en victimes déshonorées et bafouées à vie, on se délecte à la vue du destin  tragique des personnes homosexuelles et trans,  on se plaît à montrer le chagrin existentiel des personnes handicapées. On montre les victimes, on pleure dans une extase bienpensante devant le bon cœur et la générosité des montreurs de douleur. Et on oublie de se demander qui inflige la douleur, quels mécanismes sociaux, quelles violences structurelles ? On montre la douleur pour dissimuler les grands rouages de la douleur.

Faire communauté par la douleur, c’est passer du « J’ai mal ! » au « On me fait mal ! ». L’expression de la douleur ne rend pas forcément victime la personne qui l’exprime. C’est la douleur qui se montre et regarde droit dans les yeux le bourreau. J’ai mal et c’est toi qui me fais mal. Je refuse de faire silence sur ma douleur car, dans mon silence, tu es protégé-e des regards, tu es protégé-e de la douleur, toi qui me l’as infligée.
Faire communauté par la douleur, c’est avoir une douleur arrogante. C’est être fier-ère de sa douleur ; l’arborer comme une blessure de guerre, signe de puissance, et non de faiblesse.

N’effacez pas, par vos mots et vos gestes, vos regards et vos attitudes, ma douleur. J’entends souvent certain-e-s me dire que, pour eux/elles, je ne suis pas handicapée, que ce n’est qu’un effet de langage. Certes, le handicap n’existe que par les mots que les valides usent à son propos et l’idée qu’ils et elles s’en font ; certes, je n’ai que ce mot pour définir mon corps et ne me sied pas ; mais ne me dîtes pas que vous ne voyez pas mon handicap. Vous refusez alors de faire place à mon quotidien avec ses mille remarques déplacées, ses mille regards insistants, ses mille questions déshumanisantes et ses mille douleurs qui me sont infligées. Vous me privez alors d’une partie de ma puissance.

Je vous quitte en vous laissant avec cette vidéo où est davantage mise en valeur la danse de David O’Toole :

Un commentaire sur “Faire communauté par la douleur

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s