Repas de midi. Ma mère me dit :
– Mais qu’est-ce que tu as ENCORE dit hier ? Y a un mec… il nous a dit que tu l’avais bouleversé.
– Bah… euh…
Je n’avais pas souvenir de lui avoir dit que j’avais été violée à 5 ans par un guerrier inca fétichiste des lamas. Mais bon… sait-on jamais ? Après une bière, un verre de rosé et un verre de rouge, bus à jeun, j’avais très bien pu le dire sans m’en rendre compte.
Au prix d’un immense effort et d’un flashback en fondu noir-et-blanc, je me souviens enfin de cette fameuse première fois.
– Ha si si !
– Tu lui as juste dit bonjour, c’est ça, me demande ma mère, ton goguenard ?
– Non, pire que ça. C’est quand H. nous a présentés : « Noémie, voici D. Il est sympa, quoiqu’un peu bourré maintenant ». Et moi j’ai dit : « Enchantée. Est-ce que tu es sympa que quand tu es bourré ? ». Mais bon, il lui en faut vraiment peu quand même !
Je ne sais pas d’où ça vient, mais parfois, certaines personnes (même pas bourrées) deviennent super-émotives dès qu’elles voient une personne handicapée, dès qu’elles parlent à une personne handicapée. Et moi, j’ai toujours cette appréhension-là, cette peur de déclencher une crise de larmes ou un caca nerveux carabiné, quand je prononce le mot : « saucisson ». Non mais c’est fantastique : après, on me reproche de traumatiser les valides… alors qu’en fait, ils se traumatisent tout seuls. Prends donc un Xanax, Monsieur.
Suite de la discussion avec ma mère. Elle me dit :
– A un moment, il m’a même demandé si j’étais heureuse et si tu étais heureuse.
Tiens, c’est le sempiternel script corporel « handicap = existence tragique », que l’on retrouve aussi dans « La pauvre ! ». Aloooors… étant donné que je suis fatiguée d’avoir à dire mon « bonheur » à des gens que ça ne regarde pas, je vais faire autrement :
Monsieur, tu me demandes si je suis heureuse. Tu présupposes donc que je ne le suis pas. Tu as donc une conception préétablie du bonheur, puisque tu penses que je ne corresponds pas aux critères. Pourquoi tu penses cela ? Parce que tu supposes que le bonheur est réductible aux capacités physiques. Or, est-ce que le bonheur est réductible à cela ? Non. Sinon, tou-te-s les valides seraient heureux-euses, ce qui est loin d’être le cas (d’ailleurs, Marylin Monroe s’est suicidée). Donc, si tu me parles de bonheur et si tu me demandes si je suis heureuse, c’est parce que tu ne sais pas ce qu’est le bonheur. Tu crois juste le savoir. Un petit Xanax, Monsieur ?
Suite de la discussion avec ma mère :
– Et qu’est-ce que vous avez dit pendant la soirée ? Vous avez parlé pendant une heure…
– Oh bah, tu sais, moi, après mes deux verres de vin (alors que j’avais pas mangé depuis midi), j’avais plus les idées très claires et du coup, je l’ai laissé en roue libre… d’autant plus qu’il a commencé en me disant : « j’ai une fille de 13 ans et elle est comme toi ».
Pendant un moment, j’ai cherché. Comme moi ? Comme moi ? C’est-à-dire ? Elle aime Muse ? Elle est lesbienne ? Elle est athée ? Elle peut s’enfiler 20 wings sauce ciboulette de chez Domino d’affilée ? Comme moi ??? … Ah non ! Oui, ça y est, j’ai compris ! … ELLE FAIT UNE THESE ! Wahou ! A 13 ans ? PUTAIN ! Fortiche, la gamine !
Ouais bon, je sais… étant donné que tous les noirs se ressemblent, tous les arabes se ressemblent, tous les chinois se ressemblent, y a pas de raison pour que tous les handicapés ne se ressemblent pas aussi. OUAIS ! VOUS ENTENDEZ CA, LES MEUFS ! ON EST PAREILLES ! ON EST DES HANDICAPEES UNIVERSELLES ! CHANTONS « WE ARE THE WORLD » ET FAISONS-NOUS DES POUTOUPOUTOUXPARTOOOUUUUT ! Le regard peut parfois être un rouleau-compresseur qui aplanit les réalités.
– Moi, je lui ai juste dit : « ha ! 13 ans, c’est l’âge difficile… prends-en bien soin.
Mais bon, ce père n’avait pas vraiment l’air d’être dans le care…
Et après, on veut nous faire croire que c’est une extraordinaire avancée en faveur des personnes handicapées d’avoir une secrétaire d’Etat aux personnes handicapée qui est parent d’enfant handicapée. Le doute est permis, à voir les discours de certains parents… je vais me prendre un Xanax.