Promenade

Article paru, le dernier trimestre de 2016 (mais je l’ai oublié dans un coin… désolée !) dans le numéro 75 de La nouvelle revue de l’adaptation et de la scolarisation (NRAS)

 

Hommage à Virginie, Virginia et Manastabal.

 

J’ai toujours été attendue. Partout. Au coin de la rue, dans le métro, dans les soirées mondaines. Comme les femmes dont on attend qu’elles répondent aux exigences sociales de maternité, de bonne épouse. Comme les personnes non-blanches qui ne doivent jamais prendre l’ascenseur social. Comme les minorités sexuelles que l’on voudrait condamner à une existence tragique.

Quelles attentes sociales pèsent sur une personne handicapée ? À quelle image sociale doit-elle correspondre ? Promenons-nous un moment ensemble. Tu me verras dans les rues de la ville ou sur les chemins sinueux de mon expérience.

Je sors ; en chemin, je pense à mon enfance, aux journées de mon enfance, où je n’avais pas école. Des écoles, j’en avais deux.

Et pourquoi ? demandent père et mère. Pour lui laisser du temps pour les soins. Leur répond l’institutrice. Et puis, vous savez bien qu’il faudra un jour qu’elle aille dans un centre. Leur répond la directrice. Et d’ailleurs, c’est lui qui le dit. On se tourne alors vers le neuropédiatre qui récite par cœur.
Elle ne pourra faire aucune acquisition.
Elle n’aura jamais la syntaxe.
Elle ne saura jamais calculer.
Oui, il vaut mieux qu’elle aille dans un centre.
Au lieu du centre, je vais dans deux écoles. Il y a l’école du matin, qui ne me veut que le matin. Et puis, il y a l’école de l’après-midi où je vais le temps où l’école du matin ne me veut pas et où j’apprends l’anglais, joue au loup, cours dans les couloirs.

Mais les mots de l’institutrice, les paroles de la directrice, la litanie automatique du neuropédiatre se sont incrustés profondément en moi. Leur ombre rôde toujours en moi ; et me voilà en train de lutter avec le doute et la présomption de stupidité que l’on m’a infligée, que j’ai avalée, intériorisée. Me voilà tantôt vaincue, me voilà tantôt vainqueure. Parole d’expert qui condamne plus qu’elle n’éclaire. J’entrevois le rôle que l’on voudrait me faire jouer, celui du stupide, de l’idiotie, de l’inintelligent. Rôle attendu de celle qui ne peut rien posséder, pas même le savoir. Je m’y suis opposée maintes fois.

Je poursuis mon chemin. Tu me vois maintenant dans les rues de la ville. Elles s’offrent à moi dans leur lumière chaude. Sur les longs trottoirs où j’aime passer vite, mille petits détails urbains attirent mon regard, me font rire ou m’émeuvent. Tout est à sa place. Je me sens puissante. Une liberté enivrante. Une harmonie. Les rues s’offrent à nous, avec leurs passants, leurs regards et leurs mots. Des mots qui viennent à ma rencontre et bourdonnent à mes oreilles.
Elle me fait peur.
Bourdonnement.
Elle effraie tout le monde.
Bourdonnement.
Elle est le Diable.
Bourdonnement.
C’est une âme errante.
Bourdonnement.
C’est la marque du Mal.
Bourdonnement.
Elle est une punition divine
Bourdonnement.
Bourdonnements. Regards. Doutes. Bourdonnements de mots entêtants. Bourdonnements des doutes qui s’immiscent et ne s’estompent pas. Suis-je si monstrueuse ? Mais non, ce n’est qu’un rôle : celui du Mal absolu. Bonjour, je suis le Mal absolu. Rien que ça ? J’en serais presque flattée, mais ce rôle n’est pas pour moi. Trop grand. Passez votre chemin. Ici encore, je suis attendue. Les mots s’apposent par erreur sur mon corps. Paroles trompeuses en trompe-l’œil.

Je continue ma route et me dirige vers mon bar préféré. Tu viens avec moi. Asseyons-nous, prenons un verre, discutons. Terrasse. Cafés. Cigarettes. La fumée s’élève en volutes doucement et danse au-dessus de nos verres, au milieu de nos mots, parmi nos sourires entendus, entre notre complicité et notre tendresse. Mon corps est semblable à tous les autres. Il fume. Il boit. Il rit. Il sourit. Il discute. Comme le tien. Comme tant d’autres. Il est à sa place.2
Mais déjà, des regards et des mots jugent et jaugent maintenant mon corps. Corps que l’on n’attend pas en ce lieu. Je suis un corps inattendu que l’on scrute et passe à la question.
Pourquoi ces doigts tordus ?
Pourquoi cette tête qui pivote ?
Pourquoi ces bras repliés ?
Pourquoi ces pieds nus ?
Est-ce de naissance ou par accident ?
Regard du dominant qui somme un corps dominé de se raconter, de se mettre à nu. Regard du dominant qui oblige au récit de soi. Pourquoi ? A-t-il peur de mon corps, pour vouloir le mettre en mots, l’éclairer selon son propre langage ? Qu’il ne m’interroge pas du regard ! Qu’il ne mette pas en question mon corps ! Un corps mis à la question subit la torture de la dé-légitimation. J’affirme ma légitimité à être, parce que, tout simplement, je suis en mon corps. Mon corps n’a pas à se raconter devant l’inquisition des regards : il n’a pas à s’expliquer d’exister.
Corps évalué, corps condamné, corps assigné à résidence. Corps jugé indigne d’être montré. Corps habillé d’un costume qui ne lui sied pas. Rôle encore. Rôle du laid, de l’imparfait, de l’illégitime. Mon corps doit alors y correspondre. Je suis attendue.

Ensuite, silence. Le silence qui vient après les mots et les attentes. Le silence est là ; arrivent les rôles et les exigences que je me vois assénées, ces vérités qui en disent plus long sur l’instance qui la dit que sur ce qu’elles visent. Ces mots disent que je ne suis rien qu’une altérité irrémédiable, que je suis l’Autre, qui dois jouer un rôle, cantonnée et répondant à des attentes qu’on m’impose. C’est un point de vue – toujours le même, celui du Soi-même, celui du dominant – qui raconte et décrit, se raconte et se décrit. Ce sont les mots criminels de certaines structures. Constructions politiques que l’on croit naturelles. L’évidence du naturel tombe peu à peu.

Je vais dans une librairie où, je crois, un-e expert-e, valide, tient une conférence à propos du handicap. Tu es avec moi. Asseyons-nous dans le public et écoutons-le/ la un moment.
Messieurs, mesdames, je dis que le handicap est la face moderne du tragique parce qu’il nous confronte à la mortalité individuelle et sociale, mais ce tragique est une chance parce que cela permet de mobiliser une créativité qui transcende. Je veux déconstruire les préjugés liés au handicap, moi, vous comprenez ?
Dans le public, je m’interroge. Le langage des experts n’est-il pas lui-même pétri d’images valides ? Ne reconduit-il donc pas les préjugés en employant le même vocabulaire tragique qui permet d’ordinaire de décrire l’expérience handie ? La majorité des discours audibles, produits sur le handicap, sont faits par des valides. C’est le point de vue valide sur le handicap qui prévaut dans l’élaboration des savoirs et des représentations, dans l’espace social tout entier, et qui est intériorisé ensuite par chacun-e, y compris par les personnes handicapées. Comment, dès lors, s’accomplir et se conquérir lorsqu’on entend dire, partout autour de soi, que le handicap est une tragédie qui fait prendre conscience de la finitude humaine ? Discours dangereux. Aussi dangereux que, par exemple, pour une jeune lesbienne, celui qui qualifierait l’homosexualité d’abjection contre-nature.
Puis, je me déplace vers le fond de la librairie ; tu me suis. Il y a un livre que j’aimerais te montrer. Je sais qu’il y est, le cherche, le trouve enfin. King Kong Théorie, de Virginie Despentes. La toute fin du livre.

Tu lis :

« Ils aiment parler des femmes, les hommes. Ça leur évite de parler d’eux. Comment expliquer qu’en trente ans aucun homme n’a produit le moindre discours novateur concernant la masculinité ? Eux qui sont si bavards et si compétents quand il s’agit de pérorer sur les femmes, pourquoi ce silence sur ce qui les concerne ? […] De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? »

J’entends :

Ils aiment parler des handi-e-s, les valides. Ça leur évite de parler d’eux. Comment expliquer qu’en trente ans aucun valide n’a produit le moindre discours novateur concernant la “validité “ ? Eux qui sont si bavards et si compétents quand il s’agit de pérorer sur les handicapés, pourquoi ce silence sur ce qui les concerne ? […] De quelle autonomie les valides ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? »

L’expert-e s’adresse alors à moi, du bout de la salle : « Il faut parler du handicap pour qu’il soit présent dans l’espace public ; et c’est ce que je fais. »
Je lui réponds alors : « Certes. Mais ne serait-ce pas mieux encore si on laissait la parole aux principaux concernés ? Ne me libère pas, je le fais moi-même. Ne me raconte pas, je le fais moi-même. »

C’est à moi de produire mes propres images, mes propres récits, loin des représentations de mon corps qui ont été construites sans moi. Construisons ensemble nos images, construisons ensemble les significations de nos corps. Arrêtons d’élaborer des discours en trompe-l’œil, qui ratent toujours l’objet visé, par trop de projections ou d’essentialisation. Parlons ensemble. Parlez avec moi. Parlez avec mon corps. Il vous dira lui-même qui il est. Ne le couvrez pas de vos propres significations. Ne le réduisez pas au silence.
Discours médicaux sur le handicap, œuvres de fiction avec des personnages handicapés, tant d’images hégémoniques sur le handicap, qui en disent long sur le point de vue valide et les images qu’il produit. Et peut-être l’urbanisme en produit-il lui-même ? Tu es avec moi. Nous nous promenons dans la ville et constatons que telle rue pavée ou tel trottoir trop haut, sont autant de reflets d’une structuration bien spécifique de la voie publique, de l’espace public. La structure de l’espace collectif reproduit un stéréotype, un imaginaire, qui vient lui-même consolider cette structuration de l’espace : les valides sont dehors et les handicapés dedans. J’entends tous ces gens dépeindre ma vie comme sans activités, sans sorties, sans vie sociale ; toutes ces voix dehors qui veulent m’enfermer à l’intérieur, me confiner en moi-même.

Ces représentations et ces discours sur le handicap s’enracinent dans le point de vue valide. De même que pendant longtemps, les hommes ont eu la mainmise sur la représentation du corps féminin ; de même que les femmes, abreuvées d’images de corps féminins hypersexualisés, n’ont accès à la représentation de leur propre corps que par le biais du regard masculin ; on peut penser que les handi-e-s n’ont accès à la représentation de leur corps et de leur handicap que par le biais du regard valide. Le corps handicapé, la plupart du temps, est dit selon les mots des valides. Parmi les mots, les images et les projections, il y a un corps, le mien ; trop longtemps ignoré, inaudible et étranger à lui-même. Sa voix s’élève au-dessus du brouhaha, des bourdonnements incessants. Mon corps veut se faire entendre. Il veut s’approprier le langage et les images. Il veut créer ses propres significations et dire lui-même ses expériences. Construire du sens avec toi, avec le plus grand nombre. Laisse-moi te parler et t’écouter. Parlons ensemble, écrivons, déguisons-nous, dansons, ou simplement, promenons-nous dans la rue.

 

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