Je vous le dis tout de suite, j’ai souffert horriblement, comme un Jésus en croix, pour pondre cet article à la con. Je ne remercie pas les copains/copines du CLHEE, et notamment la copine Elena Chamorro – auteure de l’article « #DecatholicisonsLeHandicap. A propos de l’exotique aventure Simon de Cyrène » de m’avoir un jour fait écouter une chanson, ce qui m’a amené à formuler cette ferme et saine résolution :
Non, Elena, je ne te remercie PAS DU TOUT de m’avoir donné cette idée d’article… à cause de toi, j’ai souffert le martyr…
On va comprendre pourquoi dans quelques instants…
Mais, avant de commencer, je tiens à dire que je suis une athée qui pleure en écoutant l’Ave Maria de Gounod et qui y trouve une issue cathartique. Je suis une athée fascinée par ce que les hommes et les femmes peuvent créer de sublime, au nom de Dieu. Je suis une athée qui, ayant été élevée en France, est de culture catholique. Je suis une athée à qui la grand-mère a appris, enfant, à poser des cierges à l’église et à s’agenouiller devant un autel – moi je le faisais, parce que c’était rigolo, parce que c’était ce que mamie faisait –. Je suis une athée qui a été baptisée, a fait sa première communion (pour plaire à la directrice de son école qui risquait de ne pas la prendre en CM2, pour la grande fête rien que pour elle, et pour Pokémon Rouge et la Game Boy Color qui allait avec), mais n’a pas fait sa confirmation – parce que, crise de foi oblige, il n’y avait plus rien à confirmer. Je suis une athée qui aimerait que ses futurs et hypothétiques enfants reçoivent une culture religieuse – ainsi, ils pourront choisir de croire ou pas, et quelles croyances. Je suis athée, peut-être parce que je ne sais pas m’abandonner dans quelque chose. J’ai essayé pourtant. Enfant, j’ai essayé dans l’idée de Dieu. Plus tard, j’ai essayé dans la politique, dans l’amour. Mais il y a toujours cette irréductible part de moi-même qui tente de s’échapper, de garder cet inconfort, cette in-assurance de la pensée, cette insécurité, ce je-ne-sais-pas, ces questions qui ne trouvent pas de réponse, ce doute. J’ai peur, je doute. Je ne le fais pas exprès. Parfois, je subis mon athéisme. J’envie ceux et celles qui croient. J’admire leur force. Celles et ceux qui croient, mais qui ne se fourvoient pas dans une illusion aveugle et destructrice. Celles et ceux qui ne relisent pas l’existence dans la rigidité d’un dogme ou d’une fiction qui écrasent l’autre. Ceux-là et celles-là, j’admire leur force, voire leur grandeur, parce qu’il faut être fort pour croire, envers et contre la réalité qui s’abat sur soi avec fracas. Moi je n’ai pas cette force. Je ne l’ai jamais eue. Tant pis pour moi. Je crèverai de peur devant l’absurde qui n’a pas de début, ni de fin, ni même de trajectoire. Je crèverai de peur devant ma mort et celle des autres. Je crèverai, en dansant, incroyante, au bord de l’abîme.
Je n’ai jamais ressenti de fierté à être athée, ni de mépris face aux croyant-e-s. Croire est intime, et donc légitime.
En revanche, lorsque la religion est prétexte et vecteur à la ponte d’un tel truc, je préfère de loin mon athéisme à ces bondieuseries :
Après avoir écouté par vous-mêmes ce chef-d’œuvre chantée par une personne sans doute touchée par la grâce de Dieu, vous comprenez mieux le supplice que j’ai enduré pour les besoins de cet article, que j’ai enduré pour vous, mes bien chers frères, mes bien chères sœurs.
Cela dit, moi qui, dans ma thèse, forge le concept des scripts corporels, je devrais être plutôt contente, parce que cette chanson offre une illustration empirique à mes hypothèses, à savoir que le regard dominant construit des fictions politiques sur les corps minorisés (ici, handicapés) qui vont être ensuite véhiculées par des productions culturelles – appelons-les : « technologies de corps », pour paraphraser Teresa de Lauretis). Ces fictions vont être naturalisées et vont verrouiller les regards sur les corps.
La chanson de Jeanne-Mance Cormier est intéressante, en ceci qu’elle montre la plupart des scripts corporels du handicap. J’en ai fait une liste non exhaustive – je précise, au passage, que cet exercice m’a valu des saignements dans les oreilles, des cauchemars à répétition, quatre dépressions nerveuses…
Déjà, sur la forme, cette mélodie qui ferait se pendre un dromadaire sous Prozac tend à évoquer l’idée que l’existence handicapée est confinée au tragique, au pathétique et à l’élégiaque. En un mot, à l’émotionnel.
Ensuite, les paroles : essentialisation, construction de la figure de l’Handicapé, tonalité pathétique, corps amoindri, mais réconfort dans l’Absolu du Seigneur, besoin absolu de l’autre, besoin d’aide, supplication, isolement, leçon de vie, chance d’être en vie car la vie a été donnée par Dieu, sourire-malgré-la-merde.
Cette chanson allie morale chrétienne, tonalité pathétique et dimension émotionnelle. Cela me fait penser que, parfois, les fictions politiques de corps peuvent devenir des fables, quand elles recouvrent une dimension morale, en l’occurrence ici, quand elles entrent dans un régime de charité. Il faut ici s’interroger sur la place qu’occupent les scripts corporels dans le régime de charité, car qu’est-ce que la charité, si ce n’est les dominant-e-s qui se racontent et racontent les dominé-e-s, dans un rapport assez circulaire, et en fin de compte assez narcissique. Je dis souvent que dans la relation à l’autre, on doit chercher, si ce n’est la symétrie – qui est, pour moi, une vaine illusion ; mais qui sait ? Peut-être que ça existe ? -, du moins l’équilibre. La charité ne soigne ni la symétrie, ni l’équilibre, la logique du don/contre-don est rompue : à trop donner à l’autre, à trop souligner que l’autre a besoin de nous, on le nie, on l’efface, incapable de le regarder tel qu’il est. La charité, c’est le narcissisme.
On me fait souvent le coup de la leçon de vie, de l’exemplarité de mon courage qui apprend aux autres à être courageux/euses. On me l’a fait si souvent que c’est devenu pour moi une expression vacante, une coquille vide, qui me fait devenir invisible aux yeux de celui ou celle qui me le dit. C’est une négation de moi. C’est comme si on me ratait, comme si le regard passait à travers moi ou ricochait sur mon épiderme pour revenir à son point de départ. A la « leçon de vie », à cette bienveillance un peu crasse car aveugle à ce qu’elle voudrait entourer de ses bienfaits, je réponds invariablement : « Comme dit le poète : « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard », alors même si j’étais une leçon de vie, je ne (vous) servirai à rien ». Bon… très souvent, l’autre en face ne comprend pas et reste dans un silence hébété. Mais moi, je suis contente de l’avoir sortie. Et après tout, c’est ce qui compte…
La charité ne dit rien sur les « nécessiteux », mais elle dit un certain nombre de choses sur les dominant-e-s.
Passons à une autre chanson. Eh oui ! Vous allez devoir l’écouter, celle-là aussi… y a pas de raison pour que je sois la seule à souffrir, toute seule dans mon coin… vous m’avez prise pour Jésus ou quoi ?
Je trouve cette chanson encore plus intéressante que la première. Oui, bon, il faut que je précise ici que le mot « intéressant » est ici l’équivalent, en langage de sociologue et de politiste, de l’expression : « à vomir » dans le langage ordinaire – je tenais à le souligner.
Je disais donc que je trouvais cette chanson intéressante, en ce qu’elle articule les mêmes scripts corporels que vus précédemment aux thèmes de l’enfance et de la famille.
Dès les premières notes, on comprend que la chanson va verser dans le registre du pathos. Ce qu’on peut noter aussi, c’est la structure genrée de la trame de la chanson : la figure de la mère est évoquée, mais ne prend jamais la parole, très vite évacuée par la voix du père. Elle est décrite comme une femme désespérée d’avoir mis au monde un enfant handicapé. On peut imaginer qu’il y a une forte culpabilisation de sa part, comme chez beaucoup de mères d’enfants handicapés… et c’est bien normal ! De toute façon, c’est toujours la faute des mères, des femmes. C’est toujours la faute à Eve…
L’enfant, une fille d’environ dix ans, se décrit comme un fardeau et dit vouloir mourir pour libérer sa famille. *Jets de vomi*. On voit là le script corporel de la personne handicapée passive, inutile et suicidaire, incapable de trouver sa place dans la famille ou dans le monde social. L’existence handicapée se voit délégitimée : l’enfant trouve normale la colère de son père, qu’elle croit tournée vers elle et son existence même. (*Ma petite, peut-être qu’une bonne petite psychanalyse te ferait du bien ? Si, si, je t’assure…*).
Arrive le couplet du père qui, en gros, lui dit : « je t’aime malgré ton handicap ; tu sers à rien et tu vas nous apporter que des emmerdes, mais c’est pas grave, je t’aime quand même, mon petit ange » (notons, au passage, l’angélisation du handicap).
Parfois, la bienveillance peut être assassine…
Il dit aussi qu’il est en colère contre cette « vie de calvaire » qui s’annonce. Il y a une idée de fatalité, de destin naturel pour cette enfant handicapée. On raconte le corps handicapé et on va aussi raconter son avenir à partir de son corps. A cause de son corps, tel destin est apposé sur cette enfant. C’est naturaliser le « calvaire » à partir du corps handicapé, et c’est oublier que ce sont les logiques sociales qui construisent l’existence handicapée en tant que « calvaire ». La fatalité est, elle aussi, affaire de construction sociale.
Il y aurait tant d’autres choses à dire, à écouter et à regarder, mais j’ai pitié de vous et je me sens d’humeur miséricordieuse aujourd’hui. Je conclurai donc sur deux points
Si j’ai voulu faire cet article – et infliger à mes oreilles tant de souffrances –, c’est que les scripts corporels, issus des discours catholiques, se sont agrégés autour des corps handicapés et constituent aujourd’hui encore le regard sur le handicap, même dans notre culture laïque. Le régime de charité et l’attendrissement dans le regard sont toujours là.
Ensuite, parce qu’ils ne sont pas questionnés, ces scripts corporels sont très dangereux. Ils sont empreints d’une violence symbolique inouïe. Cette violence est de surcroît difficile à combattre, car, comme pour le sexisme bienveillant, elle est indirecte et ne montre jamais son vrai visage. Cette violence peut être absorbée par les corps handicapés eux-mêmes ; et certaines personnes peuvent croire aux discours fatalistes construits à propos de leurs corps – comment Jeanne-Mance Cormier, elle-même handicapée, a-t-elle pu chanter cette chanson ? – Ça n’aide pas à l’épanouissement personnel, de se raconter comme un fardeau et de se croire illégitime dans son existence même. Que de drames, que de mal-êtres ces discours-là ont-ils pu engendrer ! Personnellement, sous mes airs ironiques et rigolards, ça me met très en colère d’y penser…
Bon allez, une fois n’est pas coutume : pour vous remercier d’avoir supporté de telles douleurs, je vous mets en fin d’article la chanson que j’écoutais pour soigner mes oreilles après avoir travaillé sur ces horreurs. Bonne écoute !
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