Dans cet article, je voudrais revenir sur « Mélanie peut le faire » que nombre de blogueur-se-s, facebookien-ne-s, twitterien-ne-s, ont déjà discuté ; qu’Elisa Rojas, notamment, a déjà traité dans un excellent article ; dont même Océane Rose Marie a parlé. J’ai tardé à écrire sur ça – parce que je ne savais pas trop quoi dire de plus que tout ce que j’ai pu lire. Et puis, il faut dire aussi que, déformation professionnelle oblige, je réfléchis lentement…
Mon propos prendra le problème d’une manière un peu différente. Ici, je vais devoir lâcher un gros mot : je crois que, dans ce qui s’est passé avec Mélanie Ségard (oui, je dis son nom complet exprès, pour ne pas l’infantiliser), se joue une problématique qui se construit autour du DESIR. Se posent alors plusieurs questions : 1) A quel moment un désir devient-il un rêve ? 2) Pourquoi les désirs des personnes handicapées sont-ils souvent perçus comme des rêves ? 3) Pourquoi va-t-on s’attacher à réaliser les rêves d’une catégorie de population plutôt que telle autre ? Oui, parce que, pour moi, le problème, c’est qu’on s’acharne à réaliser les rêves des personnes handicapées, comme si leurs désirs étaient tellement irréalisables par elleux-mêmes qu’il faut les assister dans cette réalisation. Vous comprenez, ils et elles sont tellement frustré-e-s dans leur existence qu’ils ne supporteront pas une frustration de plus…
Moi-même, enfant, je voulais être championne de karaté, cantatrice, escrimeuse, ou à la rigueur, testeuse professionnelle de jeux vidéo. Je voulais aussi qu’il y ait une attaque de monstre de PowerRangers pour pouvoir sauver une de mes institutrices. Mais, hélas ! aucun monstre n’a jamais daigné enlever cette institutrice ; ma mère a donné la Nintendo 64 aux petits cousins ; et je me suis aperçu que je chantais faux et que je n’avais pas l’esprit de compétition… et j’ai eu d’autres désirs. Rien de très surprenant !
Maintenant adulte, j’ai encore des désirs plus ou moins réalisables que je distingue en attentes, désirs et rêves. J’attends la loyauté de mes proches, je désire publier des articles dans des revues prestigieuses, je rêve de rencontrer Barack Obama (même si ce rêve est devenu un peu has been ces derniers temps). Tout ça pour dire que ce n’est pas très grave d’avoir des désirs et des rêves, que j’ai des désirs plus ou moins farfelus et légitimes. Le problème, ce sont les façons dont les autres (se) racontent mes désirs. Du désir aux scripts corporels, il n’y a qu’un pas que je n’hésiterais pas à franchir parce qu’il faut bien faire sa propre pub, que voulez-vous !
Tout le monde le sait maintenant, le corps handicapé est raconté comme nécessiteux. Donc, besoin absolu des autres, position messianique, régime de charité (et comme toute charité, si ça produit un grand spectacle, c’est encore mieux !), rapports de domination, tout ça, tout ça. Mais une autre fiction politique du corps handicapé – et c’est elle qui va nous intéresser ici –, c’est celle qui va le raconter comme passif, et donc dénué de désirs (on le voit bien avec le désir sexuel, mais il faut ici élargir aux désirs en général). Les désirs des personnes handicapées ne peuvent pas exister en tant que désirs, n’ont aucune réalité, ne sont pas ancrés dans le réel; ils ne peuvent être que des rêves. On tombe dans le merveilleux. Or, dire qu’un désir est un rêve qu’on doit réaliser, c’est traiter le désir d’une personne handicapée comme un événement si exceptionnel sur lequel on doit se pencher. C’est faire oublier : 1) les freins sociaux qui font obstacle au désir, et donc au devenir des personnes handicapées. 2) La réalité de nos désirs, que nos désirs sont ancrés dans la réalité. Oui, parce qu’ici, réaliser un rêve, c’est déréaliser les désirs.
Je l’ai dit : on déréalise le désir parce qu’on le rend exceptionnel. Mais on le déréalise aussi en le faisant apparaître, en lui-même, horizon inaccessible et irréalisable. On le déréalise enfin en effaçant son ancrage dans le réel, en niant sa trajectoire. La réalisation d’un rêve apparaît comme par magie (POUF ! Merci, madame-la-fée !) et vient de nulle part. Comme si c’était un désir qui n’avait pas d’histoire, qui ne s’inscrivait pas dans le temps. Par exemple, depuis l’âge de 13 ans, je voulais intégrer l’ENS. C’était, pour moi, un désir, un projet, une tension vers… mon projet apparaissait, pour beaucoup d’autres, comme un doux rêve (« là, elle déconne, la petite ») car les conditions sociales ne leur permettaient pas de se raconter mon corps, et donc de mon avenir, autrement que voué à l’échec. Cependant, en entrant à l’IEP, puis à l’ENS, je n’ai pas réalisé un rêve, j’ai juste atteint un de mes buts ; et il ne faut pas oublier que cela s’inscrit dans une trajectoire donnée, matérielle et bien réelle : le collège, le lycée, la prépa, les profs à convaincre, les heures et les heures de boulot seule ou en groupe, les révisions, les portes dans la gueule, les concours, l’IEP, l’ENS. Par ailleurs, ce serait absurde de voir mon désir d’aller à l’ENS comme une fin en soi, comme un accomplissement total de mon existence. Ce désir-là est soumis à d’autres buts, à un « après », et donc s’inscrit dans le temps et dans le réel.
La merveilleuse réalisation du rêve de Mélanie Ségard, et la rhétorique du rêve en général, ne permet d’inscrire les désirs des personnes handicapées, nos désirs, dans le réel, ne s’inscrivent dans aucune temporalité. C’est croire qu’un beau jour, notre prince viendra. C’est faire croire qu’on nous donne le cul de la crémière avant le beurre, si j’ose dire.
Ici, la charité est sœur du rêve et efface le désir, en le racontant d’une façon erronée. Ne racontez pas nos rêves, ne nous prenez pas nos désirs. Nous nous réaliserons nous-mêmes.