Scripts corporels et corps féministe

Je commencerai cet article en racontant deux anecdotes :

La première, que je raconte dans l’introduction de ma thèse, concerne la sensation d’un hiatus que je connais depuis l’enfance. Il faut savoir que j’écris au pied, comme d’autres écrivent à la main. Lorsque j’écris, bien que sachant rationnellement que j’écris avec les pieds, je me représente moi-même, dans une impression plus immédiate à mon corps, dans une position normale d’écriture, je me perçois moi-même penchée sur la feuille, tenant le stylo entre le pouce et l’index). Depuis l’enfance, dans les dessins animés, dans les films, ou dans la vie quotidienne, je ne vois que des gens qui écrivent dans cette position-là : l’acte d’écrire est indissociable de cette position-là. Pendant longtemps, il m’a été difficile d’être devant un miroir pendant que j’écrivais avec mes pieds, et de constater qu’il y avait hiatus entre la position réelle et la position perçue ou imaginée.
Ce hiatus ressenti et vécu me permet aujourd’hui de mettre en question la correspondance naturelle entre les images de corps et les corps eux-mêmes, et de penser qu’il y a des images de corps et de postures de corps, créées par le social, qui préexisteraient aux corps réels.

Voici la seconde anecdote : au mariage de ma meilleure amie, il y avait deux témoins : Noémie, doctorante et résidant à Lyon et A., sans emploi et résidant à Montréal. A la fin de la cérémonie, l’adjointe au maire me glisse à l’oreille : « merci d’être venue du Canada ». Elle s’était racontée mon corps de telle façon que, pour elle, je ne pouvais être que la témoin sans emploi.

Ces deux anecdotes me permettent d’introduire le concept de script corporel, que je suis en train d’élaborer dans ma thèse ; et dont il est question dans cet article.

Cependant, avant de centrer mon propos sur ce concept, je dois dépeindre le cadre théorique dans lequel il s’inscrit.
Dans la lignée de la sociologie bourdieusienne, les représentations du monde sont l’enjeu d’une lutte toujours inégale entre les acteurs/actrices sociaux/sociales ; c’est toujours la représentation du monde des dominants qui prévaut. En effet, les acteurs sociaux maîtrisent de manière assez variable les instruments de production et de propagation des représentations du  monde. L’accès à ces instruments est déterminé par la position sociale des acteurs de la lutte : plus un acteur occupera une position importante dans le monde social, plus il aura de capitaux pour imposer sa représentation du monde. Ces représentations se naturalisent et deviennent ensuite des normes et essaiment dans le monde social.

De plus, mon propos implique aussi l’idée que les représentations et les images, loin d’être produites et conditionnées par la réalité sociale et n’ayant aucun effet sur cette dernière, la conditionnent, comme le pensent M. Wittig, T. De Lauretis, ou A. Sprinkle. Mon propos s’inscrit dans ce renversement de perspective : il ne faudra donc plus voir seulement les images comme un discours qui a un sens, mais qui donne aussi lui-même du sens à la réalité matérielle dans laquelle évoluent les acteurs/rices sociaux/ales. Ces représentations et ces images structurent le regard des individu-e-s et leurs imaginaires. Une telle structuration se fait par l’habituation du regard à ces images, ce qui induit leur omniprésence dans le quotidien et leur diffusion massive. Comment ces images essaiment-elles ? Par les médias, le cinéma (hollywoodien), la production artistique…
Voilà, décrit à gros traits – car je résume ici 33 pages en quelques lignes (pour les nuances, lisez ma thèse : non, ce n’est pas du tout un effet d’annonce racoleur, ni un cliffhanger putassier !) –, le cadre théorique dans lequel le concept de script corporel s’inscrit :
– l’idée bourdieusienne d’une conflictualité sociale, et donc de domination ;
– l’idée d’une certaine antériorité des représentations du réel par rapport au réel ; et de leurs effets sur le réel.

Ce cadre posé, je peux développer sur les scripts corporels :

Comme il est aisé de le deviner, la genèse du concept des scripts corporels est à chercher dans la théorie des scripts sexuels, de Gagnon et Simon, intéressants en ce qu’ils mettent en exergue des scénarii préexistants aux relations sociales et sexuels, scénarii qui structurent les imaginaires sexuels, et donc le regard des individus.

Cependant, avec les scripts corporels, je tente d’élargir la réflexion au-delà du thème sexuel. Les scripts corporels seraient donc des scénarios et des images de corps qui préexisteraient à tout-e individu-e et qui régiraient la construction du rapport de chacun-e aux corps des autres et à son propre corps. Ce seraient des modèles qui montreraient ce que doivent être les corps, comment, dans l’espace public, ils doivent être vus ou montrés (ou non). Les scripts corporels permettent de mettre au jour la non-naturalité des façons dont les corps sont perçus dans l’espace public, et de dénaturaliser le regard sur les corps. Les scripts corporels seraient des sortes de narrations préconçues que les logiques de domination et le regard dominant produisent sur les corps, qu’ils soient dominés ou dominants. Ces narrations régiraient la façon dont les corps se mettent en scène dans l’espace public et dont on les regarde : ils concerneraient aussi bien la morphologie, que les attitudes corporelles, les tenues vestimentaires (ou pas). Ces scripts s’inscrivent dans une lutte de sens : je transpose ainsi ce que j’ai dit sur Bourdieu et les représentations du monde : l’élaboration de ces scripts corporels va s’inscrire dans des rapports de domination.  ce seraient donc les façons qu’ont les dominants de dire et de montrer leurs propres corps ou le corps des autres, qui prévaudraient et essaimeraient ensuite dans le monde social, devenant ainsi des scripts corporels.

Je mets en annexe un article sur la valeur normative des scripts corporels, pour pouvoir consacrer la suite de cet article au corps féministe.

Depuis quelques temps, je me dis : « Quand même, y a un truc autour du corps féministe. Faut que je creuse ». Et voilà que je lis l’article dans Slate « Vous allez enfin lâcher les féministes », article écrit en réaction à l’éditorial de C. Perruche dans Glamour : « On peut être blonde et féministe » et cela m’a fait penser qu’effectivement, y avait un truc !

Ces deux articles – surtout l’édito de C. Perruche – sont intéressants en ce qu’il montre comment est raconté le corps féministe, le script corporel du corps féministe. De plus, ils construisent l’opposition entre la « bonne féministe » et la « mauvaise féministe ». D’un côté, rien de bien nouveau : le corps (de la mauvaise)  féministe est raconté poilu, radical, castrateur, violent, peu épanoui, rude ; en un mot, pas féminin. De l’autre, le corps de la « bonne féministe » est raconté de façon plus souriant, plus doux, plus sexy… le script corporel de la féminité s’appose ainsi à celui de la « bonne féministe ». En racontant le corps de la mauvaise féministe, la « bonne féministe » se raconte aussi elle-même, si ce n’est plus, parce qu’on voit, dans le creux de son récit, les scripts corporels qui constituent son regard.
La notion de script corporel me permet de poser, par un autre biais, la question de la domination : ce n’est pas les effets de domination que j’interroge en premier lieu, mais le regard dominant. Par les scripts corporels, je regarde, non pas les dominé-e-s, mais les dominants en train de se regarder et de regarder les dominé-e-s.

Cela dit, je vois aussi un second problème. Je m’explique : les scripts corporels engendrent ce que j’appellerais : les attentes externes et les nécessités internes ou conditionnées (voir l’article en annexe ci-dessus). Par exemple, vu que les corps féminin ou handicapé sont racontés par le prisme du « moins », les femmes et les personnes handicapées sont obligées de prouver leurs compétences deux fois plus que les hommes ou les valides. De même, j’ai longtemps été terrorisée à l’idée de paraître stupide, vu que le corps handicapé est dit déficient intellectuel (aujourd’hui, foutu pour foutu, j’assume pleinement ma stupidité !). C’est une sorte de dialectique, consistant à dire : « j’agis en réaction de ce qui est raconté de mon corps ». On peut alors se demander si la « bonne féministe » n’agit pas selon cette dialectique : à trop craindre d’être racontée poilue et pas sexy, et donc peu écoutée, elle se sentirait obligée de faire parler à son corps le langage dominant.

Les scripts corporels permettent de penser le langage dominant comme une seule et unique grille de lecture – ici, structurée par des schèmes de pensée sexistes –, produit social et historique, n’offrant pas aux dominé-e-s, comme aux dominant-e-s, d’autres possibilités dans leur façon de dire les corps et le monde, comme une sorte de verrouillage dans la manière de dire et de voir les corps et le monde.

Soyons donc des mauvais-e-s féministes ; soyons imaginatif-ive-s…

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