Pleurer les mort-e-s et oublier les vivant-e-s

Mon cher Monsieur G.,

J’apprends à l’instant que l’appel national, que vous avez lancé il y a trois ans, a abouti et que le Président de la République, en personne,  honorera le 10 décembre, la mémoire des personnes fragilisées par la maladie ou le handicap, victimes de la Seconde Guerre mondiale. Une stèle sera même dévoilée, à cette occasion. C’est tellement généreux de sa part de vouloir honorer les mort-e-s handicapé-e-s ; tellement généreux de votre part d’avoir sorti de l’oubli ce qu’ont été ces existences ! Qui pourrait vous en blâmer ?

Pourtant, il me semble qu’à trop vouloir honorer les mort-e-s, vous faites oublier les vivant-e-s… ou alors, est-ce l’espace public français qui n’accepte les personnes handicapées que quand elles sont mortes ? A l’heure où, dans Paris, les personnes handicapées ne peuvent se déplacer librement, à l’heure où l’espace parisien est une source d’empêchement pour les personnes handicapées, il y aura, Place du Trocadéro, une stèle en mémoire des victimes handicapées de la Seconde Guerre mondiale. A l’heure où les corps handicapés vivants sont très peu présents dans l’espace médiatique et symbolique, le pays tout entier pensera aux morts. Dois-je donc attendre d’être morte pour que l’on pense à moi, à ce qu’a été mon combat pour accéder à l’éducation, à mes allocations ridicules que l’Etat diminue encore, ce même Etat qui va pleurer sur les morts ? Dois-je donc mourir pour être visibilisée ? Comme je suis jeune et que je n’envisage pas  d’être candidate au don d’organe avant très longtemps, je risque d’attendre donc des années et des années avant de prétendre pouvoir accéder à une quelconque visibilité. S’il vous plaît, pensons d’abord aux vies oubliées qu’aux morts oubliées. Pensons aux vivant-e-s handicapé-e-s, pensons ensuite – et il le faut ! – aux mort-e-s handicapé-e-s. Pensons-y, mais ne les pleurons pas, car toutes ces larmes de crocodile versées pour les morts handicapées afflueront vers celles que l’on verse habituellement sur les vies handicapées ; et continueront encore de se déverser sur moi, sur tou-te-s les vivant-e-s handicapé-e-s, des torrents de misérabilisme salé et de condescendance amère. Ma voix, au bord de l’amer, sera fatiguée de tout ce brouhaha pathétique.

Je ne dis pas qu’honorer la mémoire des mort-e-s n’est pas chose importante ; les oublier serait nous tronquer nous-mêmes, nous les vivant-e-s. Mais il est rare que les mort-e-s sortent de leur silence et nous parlent. Ils laissent généralement cette tâche aux vivant-e-s. Les vivant-e-s, seul-e-s, peuvent parler. Les vivant-e-s nous parlent des morts, avec leurs affects de vivant-e-s, leurs émotions de vivant-e-s, leurs irrationalités de vivant-e-s, leurs intérêts de vivant-e-s… et moi, j’ai la cynique faiblesse de me méfier de l’intérêt des vivant-e-s pour cette mémoire, de leurs intérêts à la faire vivre. Sans doute suis-je trop prudente, mais j’ai toujours préféré les sciences historiques à la mémoire politique.

J’ai l’impression qu’ici, les mort-e-s handicapé-e-s sont plus l’affaire des vivant-e-s valides. Je sais votre frilosité devant les initiatives collectives issues des personnes handicapées elles-mêmes. Mais n’est-ce pas aux principaux/principales concerné-e-s, aux « plus fragiles » – comme vous le dîtes avec moult trémolos dans la voix et, évidemment, sans aucune once de paternalisme,– de parler et d’être actifs/actives. Soyez allié à la lutte, mais ne luttez pas pour nous. Nous pouvons lutter nous-mêmes. Ne choisissez pas à notre place nos priorités, nos combats et nos symboles. Nous les choisirons nous-mêmes. Ne pleurez pas nos mort-e-s à notre place. Nous sommes aptes à le faire nous-mêmes. Ne nous dites pas comment traiter nos mort-e-s. Nous nous en occuperons nous-mêmes. Ne nous dépossédez pas de nous-mêmes, ne nous dépossédez pas de nos mort-e-s. Nous honorerons nous-mêmes leur mémoire et saurons nous construire sur leur souvenir.

 

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