Conférence performée, devant des inspecteur-rice-s stagiaires qui s’occupent des élèves handicapé-e-s (Poitiers, le 23 novembre 2016)
Et voilà le texte de la conférence :
Souvent, quand on m’invite à parler de handicap dans des assemblées comme celle-ci, à laquelle j’ai plaisir à participer, j’oscille entre deux réactions : d’un côté, il y a ce que j’appellerais ma responsabilité à parler, c’est-à-dire que je ressens une sorte de devoir à parler du handicap (en tout cas, du handicap moteur) parce que j’ai les outils théoriques nécessaires pour en parler et les capitaux (culturels, sociaux) adéquats pour que mon discours vous soit audible. Je sais que témoigner est une tâche importante, parce que cela permet d’inclure l’expérience d’un corps handicapé – le mien – dans les champs des possibles et des vies ordinaires. A l’opposé du devoir de parole, j’éprouve aussi une réaction de défiance et de lassitude mêlée, qui consiste à penser : « et c’est reparti pour un tour ! On me demande encore de parler de handicap, je dois encore réduire mon discours au handicap, alors que je peux parler de tant d’autres choses… ». Comme vous le voyez, je suis tiraillée entre la nécessité de rendre visible ce qui est habituellement invisible dans l’espace social, et la sensation de reproduire une attitude qu’engendrent certaines logiques sociales : on attend de moi certaines attitudes, on attend que je parle de moi, du handicap (voire, de mon handicap) et ainsi, que je me réduise à ce stigmate.
Je sais que je suis un corps inattendu, qui surgit dans l’espace social, et cet inattendu, on voudrait le comprendre et on a du mal. On peine à le lire, à le faire entrer dans des catégories de pensée. On voudrait pourtant que ce corps inattendu corresponde à certaines images, certains rôles, aux catégories que l’on connaît et auxquelles on s’attend. Je suis l’inattendu, que l’on attend au tournant. On attend de moi que je me raconte, que je fasse le récit de mon expérience, selon un certain prisme. Mais si mon récit échappe à l’habituelle grille de lecture, restera-t-il audible et compréhensible ?
Cette entrée en matière a pour but de vous amener à vous questionner sur la façon dont vous vous positionnez par rapport au handicap, aux représentations que vous en avez, et aux attentes que vous fondez sur ces représentations-là. Et puis, oui, je l’avoue bien volontiers, j’adore être là où on ne m’attend pas. De plus, la question de l’audibilité de mon discours (« Si mon récit échappe à l’habituelle grille de lecture, restera-t-il audible et compréhensible ? ») m’amène au problème, au paradoxe que je voudrais traiter avec vous aujourd’hui. Mais, avant de plonger au cœur de ce paradoxe, il me faut vous donner des éléments de contexte pour que vous en saisissiez mieux les enjeux.
Je suis doctorante en science politique et je travaille sur les mouvements de contestation féministes et homosexuels. Lorsqu’on travaille sur les questions liées à la contestation politique, on est vite confronté à un paradoxe. Par exemple, des activistes féministes qui se mettent nues reproduisent-elles les logiques patriarcales qui font voir le corps féminin comme un objet sexuel ? Parlent-elles le même langage que les logiques qui les oppriment ? Par contre, force est de constater que ce mouvement-là est très présent sur la scène médiatique et parle ainsi à un large public, là où d’autres mouvements, qui essayent d’inventer un autre langage, d’autres images de corps et de sexualités, ne trouvent pas un large écho parmi les publics, car leur discours n’est pas audible par les journalistes des médias dominants, et donc peu relayés. Dans ma thèse, je formule ce paradoxe par une citation d’Adrienne Rich, une poétesse américaine, citation que j’ai traduite pour vous : « C’est le langage de l’oppresseur / Pourtant j’en ai besoin pour te parler ».
Cette digression à propos de ma thèse est là pour vous faire bien comprendre ce que j’entends par cette métaphore du langage, ce que je veux exprimer à travers elle. Un corps sera donc dit par un langage qui ne lui correspond pas forcément : l’expérience handicapée devra être dite dans le langage des valides. Ce langage, c’est, en quelque sorte, les images, les récits, qui nous servent à dire et à comprendre le monde qui nous entoure. Ce sont des habitudes, des réflexes, des cadres, des structures de pensée que l’on a toutes et tous intériorisés et qui nous constituent. Or, ces structures de pensée, comment les acquiert-on ? Par la socialisation, par l’éducation, et entre autres, par l’école.
Il me semble qu’un autre paradoxe commence à émerger. Si l’on réfléchit à la thématique de la scolarisation des élèves handicapés en milieu ordinaire, nous sommes en présence de deux éléments : d’un côté, on a un corps – celui de l’élève handicapé-e – qui ne peut pas parler le langage cadré, habituel, produit par les logiques sociales dominantes ; mais qui en parle un autre. Et de l’autre côté, on a une institution – l’école – qui produit et reproduit le langage dominant, cadrant et cadré, qui produit et reproduit des pratiques sociales qui apprennent aux corps – ceux des élèves valides et handicapé-e-s – à parler ce langage. On peut alors se demander comment se fait cet apprentissage ? Quelles implications et quels effets a cet apprentissage, sur les corps handicapés ?
Peut-être mon propos vous paraît-il abstrait ? Ne vous en faîtes pas ! Comme je trouve que je suis un excellent sujet de conversation pour moi-même – et qu’un peu de narcissisme n’a jamais fait de mal à personne –, je vais maintenant parler de moi et de mon expérience personnelle d’élève handicapée, pour illustrer les idées que je viens de développer.
Tout d’abord, je dois vous dire qu’il m’arrivera de dire « l’école du matin » / « l’école de l’après-midi ». Je vous explique rapidement : pendant tout mon primaire, je suis allée simultanément dans deux écoles : une le matin, l’autre l’après-midi. L’école du matin, une école catholique privée sous contrat, ne m’acceptait qu’à mi-temps, le matin. L’école de l’après-midi, une école Montessori, a accepté de compléter, en m’accueillant l’après-midi.
Cette précision faite, laissez-moi vous raconter quatre anecdotes. J’ai pris le parti de vous les raconter de manière factuelle, pour y revenir ensuite et les analyser plus en détails.
Je voulais vous parler, en premier, de mon cher ordinateur. C’est vers l’âge de 3-4 ans que j’ai commencé à me servir de l’outil informatique ; si bien qu’à mon entrée en CP, en 1996, mes parents ont demandé – « imploré » serait peut-être un terme plus adéquat – que j’ai un ordinateur portable en classe. Malgré les fortes réticences de l’institutrice et de la directrice – sur lesquelles je reviendrais plus tard, l’ordi fut finalement installé. Je me délectais alors de faire des lignes d’écriture (des lignes de A, des lignes de B, etc.) : je n’avais qu’à appuyer sur une touche et les lettres apparaissaient, tandis que les autres élèves arrivaient, épuisés, au bout de leur ligne, penchés depuis de longues minutes sur leurs cahiers, grimaçant, transpirant, la langue pendante et les yeux exorbités. Mais, parfois, il est vrai que je me sentais un peu seule, avec mon ordi, au milieu de tous ces stylos-plumes. Je lorgnais avec envie la trousse de la voisine, tout désireuse que j’étais de faire comme les autres et de leur ressembler.
Vingt ans plus tard, en 2016, pendant un séminaire à l’ENS, mon ordi tombe en panne de batterie : j’attrape donc feuilles et stylo, et je continue de prendre mes notes, en écrivant au pied. A un moment, je lève la tête et je me rends compte que je suis encerclée par les ordis : les trois enseignant-e-s devant moi, la vingtaine d’étudiant-e-s aussi… je me suis donc sentie bien seule avec mon stylo, au milieu de toute cette forêt informatique. Je me suis alors dit qu’être dans la norme, c’était définitivement pas mon truc…
Ensuite, je voulais vous parler de la façon dont j’étais installée en classe. Pendant longtemps, à l’école du matin et ensuite au collège, on a voulu que je sois assise sur une chaise. A l’école de l’après-midi, j’étais installée par terre sur un tapis. La position assise sur une chaise ne me seyait guère, puisque ça me créait des douleurs, et pendant longtemps, je ne pouvais tenir sur une chaise qu’à l’aide d’un siège moulé, sorte de carcan en plastique et en mousse qui me tenait rigidement le corps et me faisait mourir de chaud, l’été. Ce n’est qu’à partir de la fin de la 4e que mon installation changea. J’ai été installée sur une estrade, ce qui a accru mon autonomie, car n’étant plus clouée sur une chaise, je pouvais enfin bouger et manipuler librement mes affaires, mes classeurs… et surtout mes stylos.
Je vais maintenant vous raconter un vieux traumatisme d’enfance : les mathématiques !
Pour résumer, j’ai su lire et écrire très tôt, vers 3-4 ans, au même moment où j’ai commencé à utiliser l’outil informatique. Les acquisitions mathématiques sont venues plus tard, à mon entrée en CP.
Mon cher neuropédiatre avait pourtant dit que, chez moi, les apprentissages seraient très difficiles, voire impossibles, et surtout en mathématiques. Je me souviens d’un argument qu’il disait pour soutenir la thèse d’une impossibilité à l’acquisition mathématique, et plus exactement ici, géométrique : « elle ne pourra pas savoir ce qu’est un cercle, car elle ne peut pas jouer à faire la ronde avec les autres ».
Entendant ces mots, l’institutrice en CP ne s’est jamais attardée pour m’expliquer quoi que ce soit en mathématiques, laissant ce soin à mon aide de vie de l’époque et à mes parents.
Moi, j’ai toujours eu l’impression d’avoir un niveau faible en maths, je n’ai jamais eu confiance en moi pour compter, calculer ou pour faire des démonstrations géométriques… si bien qu’un jour, en Sixième, je demande, à ma prof de maths, de participer à un programme de soutien scolaire, où des élèves aident d’autres élèves. Elle me répond :
– Oui, du coup, tu veux aider
– Non, ce serait pour être aidée
– Toi ? Être aidée en maths ? Mais t’as 16 de moyenne !
Là, ça me permet de faire une merveilleuse transition vers ma quatrième anecdote, en mettant en avant le thème de l’intériorisation. J’y reviendrai plus en détails dans la partie « analyse », mais, alors même que les faits prouvaient le contraire, j’ai sûrement intériorisé la croyance de ne pas être forte en maths, parce que j’étais handicapée et que j’avais une manière de vivre mon corps, différente de celle des autres.
Je voulais maintenant vous parler du problème de l’intériorisation et réfléchir avec vous sur les effets que peuvent avoir, sur les individus handicapés, certaines croyances, certaines paroles, certains prérequis inhérents au regard valide à propos du handicap. Je raconterai donc rapidement une dernière anecdote.
La directrice de l’école du matin avait un jour décrété que j’avais des problèmes relationnels, que j’étais trop exclusive. Elle fondait ses dires sur une dispute que j’avais eue avec une autre élève de la classe de CM2, dispute à laquelle la directrice et l’institutrice avaient cru bon de se mêler. Elle m’avait alors convoquée, en présence de l’autre élève et de l’institutrice, et m’avait hurlé dessus, sans que j’aie un quelconque moyen de répondre ou de me défendre (puisqu’elle n’avait pas accepté que je prenne mon ordinateur), me disant entre autres : « ce n’est pas parce que tu es handicapée que tu peux tout te permettre ». Cet événement-là a constitué pendant longtemps un traumatisme. A une réunion pour préparer mon entrée au collège, la directrice avait averti l’équipe du collège de mes supposées possessivité et exclusivité pathologiques, de mes soi-disant problèmes relationnels. Cela, je l’ai appris, bien des années plus tard, par la prof de maths, dont je parlais tout à l’heure, qui m’a dit un jour : « elle nous avait dit ça. C’est pour ça qu’on t’avait mise dans une classe où tu ne connaissais presque personne. Et puis, on a vu que tout se passait bien. »
Ce que cette charmante directrice ne savait pas, c’est qu’à l’école de l’après-midi, j’ai toujours eu une bande de copines ; et ce qui rend la chose encore plus cocasse, c’est qu’en CM2, j’ai eu simultanément trois amoureux… et ma vie privée aujourd’hui achève de montrer que j’ai toujours été loin de la possessivité et de l’exclusivité…
J’en ai donc fini avec ma série des petites histoires. A partir de ces quatre anecdotes, réfléchissons ensemble à ce que ces situations impliquent, tant a priori, à propos des catégories de pensée qu’elles mobilisent, qu’a posteriori, à propos du champ des possibles (ou des impossibles) dans lequel sont inscrits certains corps.
Je vais commencer par analyser les problèmes que soulèvent l’anecdote de l’ordinateur et l’anecdote de la position assise.
Je l’ai dit tout à l’heure : l’institutrice et la directrice ont été très réticentes à l’introduction de l’ordinateur en classe. C’était un possible qu’elles n’envisageaient pas ; c’était une autre manière de faire et d’apprendre qui, à cette époque, n’était pas imaginable. C’était un langage qu’elles ignoraient, une structure mentale qui leur échappait. Elles en avaient peur, y projetaient des fantasmes et des émotions, voyaient l’ordinateur comme un danger, qui allait transformer le rapport à l’écrit et les modes d’apprentissage. Elles étaient attachées à leurs propres représentations de l’école, de ce que doit être un-e élève, des façons dont on doit apprendre. Elles étaient attachées à des pratiques qui leur apparaissaient comme les meilleures. Et pourtant, vingt ans après, les ordinateurs sont présents dans les classes, ce qui a certes changé beaucoup de choses dans les classes ; mais est-ce un danger pour autant ?
Tout comme dans l’exemple de l’ordinateur, tout n’est qu’affaire de représentations dans l’exemple de la position assise sur une chaise. En effet, on m’opposait souvent l’argument de l’indignité qu’il y avait à s’asseoir par terre ; on disait que mon image qui serait dégradée si j’étais installée par terre. En creux, nous pouvons voir comment est constitué le rapport à l’espace, la façon dont on le peuple, les images que l’on projette en lui, ainsi que les représentations de notre corps dans cet espace. Cela dénote aussi d’une certaine structuration de l’espace à laquelle mon corps a été contraint de s’adapter, réduisant ainsi ses possibles. Oui car, souvent, c’est l’espace et sa configuration qui rend mon corps handicapé. Le handicap est aussi fonction de l’espace dans lequel mon corps se trouve. C’est souvent quand mon corps doit parler le langage des valides qu’il est le plus handicapé.
Deux remarques sur l’anecdote relatant mon rapport aux mathématiques :
Le discours du neuropédiatre entendu par l’institutrice du CP – et par moi – a produit des effets : une forme d’abandon de la part de l’institutrice (« à quoi sert que je m’acharne sur cette petite ? De toute façon, elle ne pourra jamais ») et, chez moi, une sorte de blocage envers tout ce qui concernait les maths. C’est ce qu’on appelle la performativité du langage – lorsqu’une parole a des effets concrets sur le réel.
Dans le cas de la parole du neuropédiatre – donc, parole médicale et donc d’autorité –, on voit bien comment la description d’une impossibilité qu’il croyait réelle et déjà là – mais qui n’était pas si réelle que ça au final –, aurait très bien pu devenir effective, par les effets qu’elle produisait. Une parole descriptive peut devenir prescriptive. Une simple description de ce qui est la réalité (ou du moins, de ce que l’on croit être comme la réalité) peut se transformer en une injonction à être et à faire. C’est un peu comme ce que dit Judith Butler, une philosophe américaine, à propos du genre et de l’être-femme : quand on dit « tu es une femme », on dit aussi : « tu dois être une femme, avoir des comportements de femme, agir en femme, te conformer aux images de féminité que les logiques sociales ont créée. On attend cela de toi ». Les paroles sur le handicap peuvent avoir le même effet injonctif sur l’individu-e handicapé-e qui les entend.
Une seconde remarque, maintenant, sur la phrase du neuropédiatre en elle-même (« elle ne pourra pas savoir ce qu’est un cercle, car elle ne peut pas jouer à faire la ronde avec les autres »). Cette phrase révèle une croyance en un seul et unique mode d’apprentissage, ici un mode d’apprentissage qui passe exclusivement par le corps. C’est oublier qu’il y a des milliers de possibilités d’apprentissage, toutes valables, et qu’on peut les explorer. Par exemple, dans la classe de CP, il y avait de grandes affiches sur lesquelles étaient écrites les lettres de l’alphabet. Tous les jours, je les fixais un moment et je m’imaginais que j’étais dans une petite voiture et que je faisais le circuit de chaque lettre ; et le soir, à la maison, je m’amusais à dessiner le circuit que j’avais fait mentalement. C’est ainsi que j’ai appris à écrire au pied. Le neuropédiatre oublie donc qu’il y a mille autres stratégies pour apprendre. Sa phrase fait voir aussi une conception du corps handicapé, assez présente dans l’imaginaire commun, comme un corps enfermé dans l’immobilité. Or, mon corps a une mobilité autre, mais il n’en demeure pas moins mobile. On voit ici que même un spécialiste du handicap a un regard structuré et imprégné par des images sociales qui se superposent plus ou moins bien sur la réalité du handicap.
Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans le soupçon de problème relationnel que la directrice a fait planer sur moi. Comme pour le neuropédiatre, son discours était une parole d’autorité et elle a apposé son regard, structuré par un langage et des présupposés valides, sur une expérience handicapée. Elle a voulu lire et décrire un vécu, selon des catégories de pensée qu’elle projetait sur mon corps et sur mon existence. Ce soupçon de pathologie relationnelle, qu’a fait peser la directrice sur moi, m’a poursuivie et, pendant longtemps, j’ai très peu eu confiance en moi dans mon rapport aux autres et à moi-même, alors que j’ai toujours eu une vie sociale bien remplie. C’est comme si je faisais peser sur moi-même ce soupçon de rapport à l’autre pathologique. C’est comme si on m’avait jeté une anathème, anathème qui repose sur l’image du handicap pathologisé et celle du handicap empêchant toute vie sociale. Je me demande si la directrice aurait géré de la même manière une dispute entre deux élèves valides, une situation alors exempte de ces images qui structuraient son regard.
J’ai choisi de vous raconter et d’analyser ces anecdotes pour vous montrer comment certaines émotions, certaines croyances, certaines structures de pensée et de langage produisent des catégories dans lesquels vont être classés les corps hors-cadre, les corps inattendus, et comment vont se formuler, à partir de ces croyances et de ces catégories, des attentes vis-à-vis de ces corps ; comment, pour ces corps-là, on va circonscrire un champ des possibles et des impossibles ; comment un corps va être autorisé ou non, va se sentir autorisé ou non, à se mouvoir dans ces possibles et ces impossibles-là. En d’autres termes, j’ai essayé de vous montrer comment on va les destiner à certains types de possibles et d’impossibles, comment va se construire le destin de certains corps, destin qui, malgré un aspect naturel, évident et irréversible, n’en reste pas une construction sociale qui peut être mise en question et en perspective.
Comme vous le savez, j’adore être là où on ne m’attend pas. Aussi me permettrai-je, pour cette dernière partie, de ne plus parler de handicap… mais de féminisme.
Je l’ai dit : depuis quelques années, je travaille sur le féminisme, les pensées féministes. Je fréquente les milieux féministes. Tou-te-s mes ami-e-s proches sont féministes. Je suis féministe. Oh ! Je sais que le mot « féministe » peut en effrayer certain-e-s ; qu’il évoque des images de femmes violentes, radicales, voire castratrices, qui n’ont aucun humour et avec qui aucun dialogue n’est possible. Je le sais, parce qu’avant de fréquenter ces milieux-là et de me définir comme féministe, je pensais la même chose que la plupart des gens. Je parlais le langage commun emplie d’images sociales et de représentations plus ou moins déformées de la réalité. Et puis, peu à peu, j’ai changé mon langage…
Une fréquentation assidue des pensées féministes, des rencontres précieuses et de longues discussions nocturnes avec mes ami-e-s, m’a appris que le féminisme, ce n’était pas la radicalité d’une pensée ; ce n’était pas seulement non plus un mouvement de défense des droits des femmes. Le féminisme, c’est avant tout une réflexion critique sur les normes que l’on appose sur les corps, sur le langage que l’on impose à certain-e-s individu-e-s pour se raconter et être raconté-e-s. Le féminisme, c’est surtout un autre regard et un autre langage que des individu-e-s peuvent porter sur eux-mêmes et elles-mêmes, sur leurs corps et leurs existences. Le féminisme m’a peu à peu appris à me considérer autrement et à me dire, à me montrer d’une manière tout autre que je ne le faisais avant.
Je suis arrivée au féminisme par le thème du corps. C’est donc du corps que je vais maintenant vous parler. Pendant longtemps, j’ai ressenti une sorte d’illégitimité d’avoir ce corps, et pas un autre. C’est à l’âge de 9 ans que j’ai compris que, malgré la rééducation, je n’aurai jamais un corps valide. J’ai donc dû faire le deuil du fantasme d’une Noémie valide. mais cette image d’un moi-valide m’a poursuivie pendant longtemps encore. C’est comme si, à côté de moi, il y avait cette image à laquelle je me comparais sans cesse. Le « si j’étais valide » s’imposait sans cesse à moi, comme le seul possible qui vaille la peine ; et il me serait à jamais inaccessible. Une personne valide ne se pose jamais la question de son état valide, ou du moins avec une acuité et sous un angle différents : le « si j’étais handicapé-e » est vu comme un possible dont on a peur, et non pas comme un possible que l’on envie. Le corps valide apparaît donc comme le seul modèle valable.
Il y a donc une hiérarchie implicite entre les corps, les possibles de corps, les existences et les possibles d’existences. Par son rapport critique aux normes, le féminisme m’a appris à voir que les possibles étaient ouverts et multiples, qu’il n’y avait pas de corps mono-normé. Je pouvais donc considérer ces possibles de corps de façon horizontale, qu’il n’y avait pas de hiérarchie naturelle entre les corps, qu’un corps assis avait la même valeur qu’un corps debout ; que mon corps dystonique et spastique avait la même légitimité à exister, à être là, qu’un corps non-dystonique et non-spastique. Mon corps va de soi, parce que, tout simplement, il existe. Avec le féminisme, l’ère du « ce qui doit-être » est peu à peu remplacée par l’ère du « ce qui est ». J’ai peu à peu abandonné les idées préconçues de ce que devait être un corps, de ce qu’il devait faire, de ce que devait être et faire mon corps. J’ai appris à me demander ce que je pouvais faire avec mon corps, tel qu’il est, et non tel qu’il devrait être. Je me suis sentie autorisée à avoir un corps, à le porter au-devant des regards et, peu à peu, à le recréer, loin des images sociales qu’on a l’habitude d’apposer sur lui. J’ai peu à peu appris à être fière d’un corps qui apparaissait d’ordinaire comme amoindri.
Oui car le corps handicapé est ordinairement vu par le prisme du « moins » : il est moins mobile, moins performant, il a moins de possibilités, il résiste moins bien à la fatigue. En témoigne le soupçon de fatigabilité qui pèse sur tous les élèves handicapé-e-s. Lorsqu’un-e élève handicapé dit qu’il ou elle est fatigué, on dit de lui ou d’elle qu’il ou elle est fatigable et on veut alléger son emploi du temps. Si, donc, l’élève ne veut pas finir sa scolarité à cinquante ans, il ou elle a intérêt de taire une fatigue ou des douleurs passagères ; et doit donc exiger plus de lui-même ou d’elle-même qu’un-e élève valide. C’est à peu près la même question qui se pose à propos du niveau des élèves : un-e élève handicapé-e, qui aurait un niveau médiocre à l’école, verrait vite sa place dans une école ordinaire remise en question, là où un élève valide, avec le même niveau, irait à l’école sans que cela soit remis en question (du moins, jusqu’à 16 ans). Il y a là un paradoxe : la lecture du corps handicapé par le prisme du « moins » génère une injonction pour les élèves handicapé-e-s à répondre à des exigences plus élevées que celles qu’on adresse à des élèves valides, ce qui contribue à nourrir la représentation sociale de la personne handicapée, comme étant super-humaine. Je sais que mon parcours scolaire surprend beaucoup. Je sais que je dois apparaître à certain-e-s comme un être exceptionnel doté de supers-pouvoirs quasi-magiques… mais si mon corps n’était pas lu, d’emblée, par le prisme du « moins », mon parcours étonnerait-il autant ? Par ailleurs, je suis parfois bien obligée de répondre à de grandes exigences et de faire parler à mon corps le langage dominant, de reproduire les conditions d’émergence de ce stéréotype-là.
C’est là un dernier point important que le féminisme m’a appris. Une féministe noire-américaine, bell hooks, dit que nous sommes tous et toutes construit-e-s dans une culture de domination. Nous avons donc toutes et tous été élevé-e-s à parler le langage qui véhicule certains types d’images et de représentations, de hiérarchie des corps ; moi la première. Je n’ai pas la prétention de dire que je suis exempte d’un regard valide sur le handicap. Comme vous, comme tout le monde, je me suis construite dans cette culture-là, de ce langage-là. Je ne suis donc pas à l’abri de gestes, d’attitudes ou de réflexes de pensée qui le reconduisent. J’ai seulement conscience qu’il est là et que mon regard est structuré par lui, et je le garde à l’esprit. Vous aussi, ayez conscience de ce langage et gardez à l’esprit ses constructions, ses images et ses prismes.
Toc, toc, toc !
Ah ? Attendez… c’est quoi ce bruit ?
Toc, toc, toc !
Ah ! C’est toi, mon corps ? Bonjour, mon corps ! … Tu en avais assez d’être passé sous silence… C’est vrai que j’ai beaucoup parlé… et que les mots t’ont dissimulé… moi qui voulais te mettre en avant, j’ai raté mon coup… Tu en as marre de rester immobile et silencieux ? Tu veux enfin te montrer dans un possible qu’on a du mal à imaginer pour toi ? Tu veux arrêter ce langage qui te réduit dans des attentes et des images ? Tu as ton propre langage ? D’accord, tu vas parler…
C’est à mon corps, maintenant, de vous parler…