L’autre jour, j’ai acheté un nouvel ordi (oui parce que j’ai encore noyé le dernier sous une petite cascade de bière. Il n’a pas vraiment aimé ça). Un ordi qui fait tablette. Je n’en ai jamais eu, des comme ça, avant ; et je ne sais pas comment faire, avec mes pieds, pour remettre l’écran-tablette sur le clavier. Je cherche, j’explore les possibilités, je trouve enfin. C’est toujours ainsi quand j’ai un nouvel objet entre les pieds. Il me faut toujours un petit temps d’exploration pour m’adapter à ce nouvel objet. Ce n’est ni un exploit, ni un prodige. Il faut juste être imaginatif.
Je pense alors à tous ces gens qui s’extasient sur mes pieds :
Oh ! Mais c’est magnifique ! Elle se sert de ses pieds.
Qu’est-ce qu’elle est courageuse de faire ça avec ses pieds !
Mon dieu, quel exploit !
C’est vraiment exceptionnel !
Invariablement, je réponds : « Question d’habitude… ». Je sais que j’ai les plus beaux pieds du monde. Mais quand même, faut pas exagérer… Désolée de vous décevoir, les gars, les meufs, mais c’est une question d’habitude. Autrement dit, vous aussi, vous pourriez, avec un peu d’entraînement, un peu d’habitude, un peu d’imagination. Et puis, c’est gentil, c’est flatteur, mais c’est quand même un peu gênant, toutes ces exclamations, toutes ces exceptions, tous ces exploits… Ex… ex… ex : hors de, si je me souviens bien de mon latin. En me traitant d’exploit sur pattes, d’exception sur pieds, on me met hors de, à la périphérie, on me met à la porte, on me fait sortir pour ne plus me laisser entrer, on érige une sorte de statue pour me laisser hors du groupe. Je refuse de monter sur ce piédestal qui ne me sied guère car, en hauteur, je serai vue, mais ce n’est pas moi que l’on verra, c’est une image que l’on se sera construite. Moi, on m’effacera, car dans la superhumanité – comme dit Elisa Rojas, l’auteure du blog Aux marches du Palais – que l’on veut me faire porter, il y a toujours le soupçon de sous-humanité, car on ne s’intéressera pas à moi, à mes petites manies ou à mes grandes lâchetés, on m’exclura vite : les héros, les leçons de vie, les superhumains ne sont pas faits pour être au milieu des mortels. Ils font peur et on les tue vite pour les envoyer dans le ghetto des symboles bienpensants. Soyons médiocres, donc, pour être parmi vous.
Et puis, pourquoi serais-je une exception, une héroïne, une surhumaine ? Parce que je serais arrivée à compenser un manque, un immense manque. Compenser suppose une carence, un creux, un vide. Ma vie serait donc marquée par la carence, toujours versant du côté du « moins », du « sous ». L’héroïsme de la situation viendrait du fait que je me sois surpassée, qu’en voulant atteindre la normalité, j’aurais raté un étage (oui, je sais, je vais toujours beaucoup trop vite) et serais directement passée au niveau du « sur ». Compenser, c’est donc héroïque. Mais ça fige aussi toujours un peu, car l’idée de compensation, dans ce cas précis, suppose aussi une conception prédéfinie du corps, suppose des usages naturels du corps, une seule façon de se servir de son corps, un idéal-type auquel on doit se référer. Or, moi, je n’ai rien surpassé du tout ; j’ai juste fait un apprentissage, certes différent, du corps. Mais n’y a-t-il pas d’apprentissage du corps pour tout le monde ? N’est-il pas différent, selon les contraintes sociales ou environnementales, pour une fille ou pour un garçon, pour les classes supérieures et inférieures, etc. Moi aussi, j’ai appris. J’ai imité les corps valides qui m’étaient donnés à voir, j’ai exploré, j’ai transposé les gestes de mains à mes pieds. Je n’ai rien compensé du tout, j’ai juste transposé. Je ne suis donc pas surhumaine.
Dans un article, Elisa Rojas parle du traitement médiatique des Jeux Paralympiques. Les athlètes handicapés sont évidemment vus comme des superhéros, des surhommes/surfemmes qui se surpassent, parce que handicapés, et non sportifs. Outre la problématique de l’injonction sociale à paraître surhumain ou mendiant qui pèse sur les personnes handicapées, ce que je trouve très intéressant dans cet article, c’est que, catégorisé-e-s comme handicapé-e-s, ces athlètes sont nié-e-s en tant qu’athlètes et leurs performances sportives oubliées.
Ça me rappelle une anecdote que j’ai vécue il n’y a pas si longtemps. Repas d’anniversaire d’une amie. Sa famille, ses amis. Dans le lot, il y a deux thésardes, dont moi. Un oncle. L’oncle s’adresse à la copine thésarde (valide), lui demande sur quoi elle travaille et, je crois, lui pose des questions sur son sujet de recherche – mais je n’en suis pas sûre car, à ce moment-là, le champagne faisait son petit effet sur moi –. Quoiqu’un peu comateuse, j’attends mon tour car, comme tout-e thésard-e qui se respecte, j’aime parler de mes recherches ; et logiquement, si l’oncle le demande à l’une, il va le demander à l’autre. Au moins par politesse, non ? Mais rien ne vient. Au lieu de ça, il pose des questions sur moi, sur mon handicap. Situation usante, violente. Situation classique où l’on pose devant moi les questions classiques :
C’est un accident ou c’est de naissance ?
(qu’a-t-il besoin de savoir ça ? Ne peut-il pas tout simplement accepter ce qui lui est donné à voir, sans le questionner ?)
Comment elle communique ?
(à cette question, j’ai envie de répondre : « On m’appuie sur le nez, ça me fait tirer la langue et, sur la langue, j’ai un petit papier avec un message écrit dessus. Ça fait parfois un bruit de tiroir-caisse » ? L’image est drôle, mais j’ai la flemme d’écrire tout ça : le champagne sans doute…
Les autres sont mal à l’aise et ne savent pas comment réagir. Moi non plus. Que peut-on faire ? On est dans l’improvisation totale. Situation incongrue. D’habitude, dans un repas mondain, on parle boulot, littérature, fringues, bijoux. L’oncle rompt donc tous les cadres d’expérience pré-agencés et me demande indirectement de me raconter, de me mettre à nu, sans préliminaires. Jamais le premier soir, voyons !
En me désinscrivant de tous les cadres d’expérience habituels, en agissant de façon inhabituelle avec moi, l’oncle me fait sentir que je suis inhabituelle en ce lieu. Une exception… et mon caractère exceptionnel ne me confère pas le droit à recevoir, de sa part, un comportement cadré. Je ne me sens pas à ma place. Illégitime, car mise en question. Moi qui ai transposé mon corps pour interagir selon les cadres habituels, serait-ce un échec, une illusion ? Scrutée encore et toujours comme une exception, réduite à mon exception, à être mon handicap et non pas reconnue pour mes capacités intellectuelles. Réduite à être une curiosité, qui ne compte au final que très peu, puisqu’on ne s’intéresse pas à elle, mais à l’image d’exceptionnalité que l’on s’est a priori forgée d’elle et que l’on ne veut ou ne peut modifier. Bizarrerie. Une lente destruction. Je vais fumer pour retrouver une contenance.
Oui, on fige la personne handicapée dans l’image du handicap, ce qui fait oublier d’autres déterminations, déterminismes, trajectoires. Alors, moi, si on s’obstine à me résumer à mon handicap, je suis évidemment exceptionnelle d’avoir si bien réussi mes études. Mais désolée, je vais vous décevoir ; en fait, je suis d’une banalité sociologique affligeante : je suis fille de profs (et petite-fille d’imprimeur). Eh oui. Je ne suis pas un héros, comme dirait l’autre. Je me fonds juste, avec un conformisme consternant, dans la masse des enfants de profs qui réussissent mieux, car déjà munis d’un capital culturel adéquat (oui, il y a toujours eu des livres à la maison, et très tôt, j’ai su que l’univers était infini, que les insectes avaient six pattes, ou que les lapins mangeaient leurs crottes, car c’est plein de vitamine K, indispensable au bon métabolisme du lapin)
Non, je suis loin d’être surhumaine et je n’irai pas me vautrer dans la sensation complaisante d’être une exception ou un exploit. Ce serait trop cher payé. Je préfère rester avec ma médiocrité, mes petites lâchetés et mes grandes obsessions, mes névroses nombreuses, mes fuites en avant et mes blagues douteuses. Au moins, je resterai parmi vous.