Le professeur X, Teresa et moi

L’autre jour, je lisais un article sur la transability : des valides qui se font passer pour handis… et je me suis demandé si l’inverse était possible. Un-e handi-e peut-il/elle se faire passer pour un-e valide ? Me répondant d’abord à moi-même par la négative, je n’y ai plus pensé jusqu’au soir où, m’installant devant un des films X-men, j’ai quelque peu révisé mon jugement grâce à la figure du Professeur X.

Pour celles et ceux qui ne verraient pas qui est le Professeur X et ne seraient donc pas fans de l’univers Marvel, laissez-moi vous expliquer qui est ce personnage.  Le Professeur X, Charles Xavier de son petit nom, est un puissant télépathe. Il est à la tête d’une école pour jeunes mutants qui a pour but d’apprendre à ces jeunes de contrôler leurs pouvoirs et à vivre au milieu des humains. Dans sa jeunesse, Charles Xavier perd l’usage de ses jambes, dans un combat contre son ancien ami devenu son ennemi juré, Magneto. Dans les films, les séries animées et les comics X-men, il est représenté se déplaçant sur un fauteuil roulant électrique et c’est une figure très positive de l’univers des comics : figure paternelle, à l’écoute de ses jeunes recrues, prônant la cohabitation pacifique entre mutants et humains.

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Le Professeur X

Ce qui m’a toujours surprise dans la façon dont est représenté le Professeur X, c’est que son handicap est certes là, certes représenté, mais il ne constitue nullement un des ressorts de l’intrigue ou la caractéristique principale du personnage. Charles Xavier n’est jamais réduit à sa paraplégie : sont plutôt mis en avant son grand pouvoir de télépathe – il passe pour être un des plus puissants mutants du monde –, ses enseignements ou ses positions politiques. Les stéréotypes de handicap n’ont pas de prises sur ce personnage et l’image de son corps handicapé est davantage traité en tant que valide, comme si le dispositif de représentation des corps valides prenait aussi en charge ce corps handicapé. Peut-être est-ce du fait de son pouvoir télépathique qui compense, dans l’imaginaire, son handicap ? Peut-être est-ce parce qu’on ne représente pas le handicap de la même façon dans le monde anglo-saxon ? Peut-être le handicap ne peut-il se voir accorder une place plus grande quand il s’agit de guerre des mutants et de sauver le monde ? Toujours est-il que le Professeur X est comme un valide en fauteuil roulant.

 

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Le Professeur X, dans la série animée X-men Evolution

 

Fort de ce premier constat, je dois réviser  quelque peu mon jugement. Après tout, peut-être qu’un-e handi-e peut être un-e valide en fauteuil roulant ? Oui, mais Charles Xavier, si paraplégique qu’il est, n’en reste pas moins un personnage de fiction, dont la représentation a été choisie, dessinée, ex-nihilo. Son corps n’est pas réel et ne peut être considéré comme un donné déjà-là, sur laquelle aurait pu se fonder tout un système de représentations. Mon esprit s’objecte à lui-même cet argument, mon esprit cherche un exemple réel qui pourrait corroborer l’idée de « valide en fauteuil »… et puis… mon esprit en trouve un, en la personne de Stephen Hawking, grand physicien atteint de sclérose latérale amyotrophique – maladie qui l’a laissé presque entièrement paralysé –. Sur sa fiche Wikipédia, environ deux paragraphes concernent son handicap. Le reste de la fiche – fort longue par ailleurs – est consacré à ses travaux, ses recherches, ses créations. Je ne crois pas me tromper en disant que, dans l’imaginaire, Hawking est avant tout un physicien et n’est pas réduit à son handicap qui est certes présent, mais pas omniprésent : cela ne constitue pas un trompe-l’œil qui cache toute sa personne. Nullement essentialisé, le handicap, dans ce cas-là, est vu comme un élément, somme toute, secondaire. Hawking est une sorte de Professeur X du réel, dont le corps handicapé est traité en valide par l’appareil discursif dominant.

 

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Stephen Hawking

 

Arrivé à ce nouveau constat, mon esprit sinueux fait une petite digression. Je pense aux études de genre qui interrogent les stéréotypes de genre qui prennent racine dans le seul fait que l’on a un vagin ou un pénis. Pourquoi la présence ou l’absence d’un bout de chair entre nos jambes nous obligeraient à porter du rose ou du bleu, à jouer au foot ou à la poupée, à préférer l’intérieur ou l’extérieur ? Ce  bout de chair à l’entre-jambes ne dit rien sur nous, n’ordonne rien sur notre avenir. C’est nous qui le vêtons de sens et d’injonctions et le faisons parler. Il en va de même pour le corps handicapé. C’est un corps nu, certes paralysé, certes pris de spasmes, certes dysmorphique parfois, mais il ne dit rien de lui-même. Ce sont les logiques sociales qui l’habillent, par les discours et les représentations, de significations, de valeurs et d’injonctions. Car, enfin, quelle différence y a-t-il entre les mots d’un médecin qui dit : « c’est un garçon / une fille » et ceux d’un autre médecin qui dit : « votre enfant est handicapé / vous avez perdu l’usage de vos jambes ». Il y a cette fixation d’une existence dans un mot ; il y a ces projections dans un avenir plus ou moins sombre, plus ou moins glorieux, mais toujours présent et cadré dans l’imaginaire.

Et c’est là que je lis Teresa de Lauretis, une théoricienne queer américaine, pour qui le genre n’est affaire que de représentations produites et reproduites par tout un ensemble de technologies variées et de discours. Par exemple, le cinéma et son imagerie de cow-boys et de femmes fatales. Par exemple, les discours institutionnels – les cases H ou F que l’on coche dans les papiers administratifs. Par exemple, les théories philosophiques – comme la psychanalyse ou le marxisme, qui, en ignorant les femmes, produisent tout de même des significations liées à la féminité, une certaine image de la féminité. C’est ce que Teresa de Lauretis appelle « les technologies de genre »,  ces discours qui ont pour but de représenter le genre et de s’auto-représenter : le féminisme est une technologie de genre, car il donne une certaine image des femmes et des hommes, certes différente des discours mainstream, mais produisant tout de même des significations sur les genres.

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Et les « technologies de genre », ça donnerait quoi si on les transposait au handicap ? Ça donne les discours médicaux de tout à l’heure. Ça donne certes la figure du Professeur X, mais ça donne aussi des films tels qu’Intouchables, qui produisent des images hégémoniques du handicap,  tout en les consolidant. Ça donne aussi Heidi – le personnage de la petite paralysée, super riche et super chiante – ou La pitié dangereuse.  Peut-être aussi que l’urbanisme et la structuration de l’espace public, de la voie publique, peuvent se voir comme une de ces technologies qui s’enracine et reproduit à la fois un stéréotype bien ancré dans les mentalités selon lequel il serait normal que les handi-e-s soient absent-e-s de l’espace public. Mais, non, il n’est pas dans ma nature d’handie de rester cloîtrée chez moi, c’est juste que telle boite lesbienne n’est pas accessible, telle rue est pavée ou tel trottoir trop haut. La structuration de l’espace collectif reproduit un stéréotype, un imaginaire, qui vient lui-même consolider cette structuration de l’espace : les valides sont dehors et les handicapés dedans. J’entends souvent des gens dépeindre ma vie comme sans activités, sans sorties, sans vie sociale. J’entends des phrases comme : « Il faut dire OUI à la vie » ou « Ah mais tu vas dans les bars et dans les boites ? » ou bien encore : « Dormir, mais tu ne dois faire que ça, toi, non ? » (quand on sait que je suis une insomniaque, alcoolique sur les bords, et que la dernière fois que je suis allée en boîte, j’en ai perdu mon soutif… ça devient très marrant tout à coup).  Par là, on voit que la façon dont un espace est structuré et les imaginaires individuels et collectifs peuvent se conditionner mutuellement. On voit aussi que des domaines aussi variés que la médecine, la littérature, le cinéma et l’urbanisme peuvent produire des discours sur le handicap, discours qui se consolident et se véhiculent entre eux.

Oui, mais toutes ces représentations et ces discours sur le handicap s’enracinent dans le point de vue valide. De même que pendant longtemps, les hommes ont eu la mainmise sur la représentation du corps féminin ; de même que les femmes, abreuvées d’images de corps féminins hypersexualisés, n’ont accès à la représentation de leur propre corps que par le biais du regard masculin ; on peut penser que les handi-e-s n’ont accès à la représentation de leur corps et de leur handicap que par le biais du regard valide. Nous ne nous voyons que par le regard du dominant, car, comme dit bell hooks, dominant-e-s comme dominé-e-s, se construisent dans la culture de domination.

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