La violence des mots

Depuis longtemps, j’ai envie d’écrire sur ces mots que j’entends depuis ma plus tendre enfance. Ces mots qui effraient et font avoir peur de soi-même, ces mots qui condamnent et qui heurtent, qu’on ingurgite et qu’on vomit, que l’on croit et qui peuvent tuer. Qu’en faire ? Que faire de tous ces discours qui s’accrochent à la peau, aux cheveux, avec leurs griffes qui arrachent la chair et dépècent lambeaux après lambeaux notre corps ?

« Fatiguée de passer par-dessus bord », fragments de musique, madeleine de Proust, allumettes de la petite marchande, allumettes qu’il faut gratter continuellement pour que les souvenirs ne s’évanouissent pas, ne se tarissent pas.

« Fatiguée de passer par-dessus bord ». J’écoute des bribes de cette chanson, à la maison, un après-midi de mes 9 ans. Pas école. Je devrais ajouter le –s du pluriel à « école » – Pas écoles – parce que, moi, des écoles, j’en ai deux. Il y a l’école du matin, qui ne me veut que le matin. Et puis, il y a l’école de l’après-midi où je vais le temps où l’école du matin ne me veut pas. Et pourquoi ? demande le père. Pour lui laisser du temps pour les soins. Lui répond-on. Et puis, vous savez bien  qu’il faudra un jour qu’elle aille dans un centre. C’est lui qui le dit. On se tourne  alors vers le neuropédiatre qui récite par cœur. Elle ne pourra faire aucune acquisition. Elle n’aura jamais la syntaxe. Elle ne saura jamais calculer. Oui, il vaut mieux qu’elle aille dans un centre, et tant qu’à faire, mettez-la dans mon centre à moi ; ça me fera du chiffre. Au lieu de son centre à lui, je vais dans deux écoles où, l’après-midi, j’apprends l’anglais, joue au loup, cours dans les couloirs et embrasse les garçons dans la cachette secrète. . Mais que faire de ces mots-là qui se sont incrustés profondément en moi ? Il y a toujours leur ombre qui rôde en moi ; et me voilà en train de lutter avec le doute et la présomption de stupidité que l’on m’a infligée, que j’ai avalée, intériorisée. Me voilà tantôt vaincue, me voilà tantôt vainqueure. J’entrevois le rôle que l’on voudrait me faire jouer, celui du stupide, de l’idiotie, de l’inintelligent. Rôle de celle qui ne peut rien posséder, pas même le savoir. Je m’y suis opposée maintes fois.

« Fatiguée de passer par-dessus bord ». La revoici la ritournelle un peu lassée, un peu dépressive, qui m’amène un autre souvenir. Dans la voiture, à 13 ans, elle est dans ma tête, la ritournelle. Elle passe doucement sur les aspérités d’un chagrin  et l’érode encore davantage. Dans ce chagrin, des mots selon lesquels je faisais peur à tout le monde, j’étais la mort, j’étais le Diable, une âme errante,  la marque du Mal, une punition divine. Dans ma tête d’adolescente qui prend tout au tragique et pour qui tout est grave, j’ai peur d’être ce que ces mots disent de moi. Après tout, ça pourrait  être vrai. Suis-je si horrible, si monstrueuse ? Mais non, ce n’est qu’un rôle ; celui du Mal absolu. Bonjour, je suis le Mal absolu. Voilà encore un aspect du rôle que des mots ont voulu me faire jouer.

« Fatiguée de passer par-dessus bord ». Des mots jugent et jaugent maintenant mon corps. Doigts tordus, trop gros bras, jambe plus maigre et plus faible que l’autre. Complexes. Et puis, à 18 ans, ces mots qui disent. Non, elle ne peut pas s’inscrire dans ma prépa. PARCE QUE. Et puis, elle a des pieds. Non mais… Otez-moi ces pieds de ma vue. Que jamais elle ne me touche avec ses pieds. Corps scruté, corps évalué, corps condamné, corps assigné à résidence. Corps habillé d’un costume qui ne lui sied pas. Rôle encore. Rôle du laid, de l’imparfait.

La ritournelle s’en va. Il y a le silence, le silence qui vient après la violence des mots. Assassins ignorants qui ont tant de fois risqué de me tuer, de tuer mon présent et mon avenir, mes actes et mes possibles. La ritournelle s’en va et arrivent les vérités que l’on se voit assénées, ces vérités qui en disent plus long sur l’instance qui la dit que sur ce qu’elles visent. Ces mots-là me disent que je suis rien qu’une altérité irrémédiable, que je suis l’Autre. C’est un point de vue – toujours le même, celui du Soi-même, celui du dominant – qui raconte et décrit, se raconte et se décrit  Ce sont les mots criminels de certaines structures. Ce n’est pas du tout naturel, c’est politique.

Stéréotypes, images sociales, discours  essentialisants, tels sont ces mots. Longtemps, je les ai happés, avalés, comme des vérités ; longtemps, j’en ai eu peur et ne voulais pas les côtoyer de trop près. Maintenant, je les prends juste pour ce qu’ils sont : des mots.

 

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