Depuis quelques mois, je fais partie d’un comité d’éthique sur la robotique et la dépendance. Certains ont ce rêve qu’un jour, les robots aident les personnes handicapées et âgées, interviennent dans les soins médicaux, etc. Cela n’est pas sans poser des problèmes éthiques, juridiques : peut-on remplacer l’aide humaine par une machine ? Pourra-t-on garder une certaine autonomie de décision face aux robots – si, par exemple, un robot est programmé pour donner des médicaments prescrits par un médecin, mais auxquels le patient s’oppose – ? Comment préserver l’intimité des personnes, dans le cas d’un robot de surveillance et d’alerte ? Pourquoi faire des robots anthropomorphiques ? En cas d’accident, qui est responsable – est-ce le concepteur, l’utilisateur, l’établissement ? Doit-on penser le robot en termes de personne juridique – au même titre que la personne morale, pour les sociétés et établissements ? Comment préserver le secret médical, si les robots soignent et prélèvent des informations sur les patients ? Cela pose aussi la question de la création, disons ex-nihilo, d’un besoin, à des fins industrielles, économiques et commerciales, car les personnes dépendantes n’ont pas forcément a priori d’un robot.
Voilà, en somme, les questions abordées en séance.
Je voulais vous faire partager le texte que j’ai écrit pour la session qui s’est tenue hier. Le voici donc :
« Il m’a été demandé de travailler sur la question de l’aide dans le quotidien par la robotique. J’aimerais alors vous exposer deux pistes de réflexion, sur lesquelles je me suis interrogée depuis la session dernière ; et que nous y réfléchissions ensemble.
Le premier concerne un paradoxe qui a émergé lors de notre dernière discussion et qu’il me semble important de mettre au jour.
Pour l’expliciter, je vais partir de la représentation que je me fais du robot. D’après ce que j’ai compris, le robot serait la représentation d’un idéal humain car, tout en rationalité, il s’est défait de ses faiblesses émotionnelles. Je me souviens d’un roman où un robot tombait amoureux, ce qui était considéré comme une défaillance.
C’est dire la charge péjorative dont sont investis les émotions et les sentiments, en général. La perfection humaine est représentée comme agissant toujours sous le coup d’une volonté rationnelle et sur laquelle les passions n’ont pas de prise.
De là à y voir un écho à la partition genrée de la société, il n’y a qu’un pas que la chercheuse en sciences sociales et féministe que je suis n’hésitera pas à franchir. Ainsi, les représentations sociales situent la féminité du côté de l’émotivité et de l’irrationalité, tandis que la masculinité s’inscrit davantage dans le rationnel et le volontaire. On remarque alors que le robot de tout à l’heure ressemble curieusement à un être masculin, et je ne peux résister à la tentation de dire : « Eh oui désolée, messieurs, vous êtes des robots ! ».
Or, toujours dans les représentations sociales – car je sais que la réalité est bien plus complexe –, la notion de care est généralement associée à la féminité. Dans les sociétés occidentales, la féminité est adossée à la maternité, à une capacité naturelle à prendre soin des autres, à l’empathie et, in fine, aux émotions. Je ne dis pas que le care doit rester affaire de femmes car le masculin, aussi, peut être émotif, sensible, empathique, tourné vers les autres, et associé au care. Ce que je veux mettre en exergue ici, c’est l’importance de l’émotion dans le soin porté à l’autre, que l’on ne peut nier et qui a été largement accepté et se voit confirmé dans l’inconscient collectif.
Ne voilà-t-il pas que l’on va demander à nos robots de prendre soin des personnes handicapées, des personnes âgées – et j’ai même entendu parler de projets de robots qui pourraient s’occuper des tout-petits. Mais n’est-ce pas un paradoxe que de vouloir faire pénétrer des domaines habituellement empreints d’émotion que sont le care, le soin, ces robots qui s’inscrivent dans la rationalité ?
Il y a un second point que j’aimerais aborder maintenant avec vous ; et qui s’inscrit dans la relation entre rationalité, corps et soin du corps. En d’autres termes, peut-on plaquer une logique rationnelle à un corps ?
Déjà, je crois que rien n’est plus intime, et donc irrationnel, que le rapport qu’entretient chacun-e à son propre corps. Ce n’est jamais figé. Le mien, en tout cas, est toujours fluctuant, selon les circonstances, selon mon quotidien et, aussi, les personnes qui m’aident. Prenons l’exemple d’une douche : une personne valide peut se nettoyer une partie du corps autant de fois qu’elle veut, au gré de ses envies ou fantaisies ; elle n’a de compte à rendre à personne puisque c’est son corps, avec lequel elle peut faire ce qu’elle veut. Dans mon cas, la propriété de mon corps doit souvent passer par la présence d’un-e autre ; ce n’est pas toujours très rationnel – j’avoue être un peu maniaque ! – mais comme a dit une aide de vie à une autre lors de sa formation : « Noémie ne remet pas en cause tes capacités à la laver ; mais simplement, c’est son corps ». Or, est-ce que l’utilisation d’un robot permettra de saisir ces subtilités-là qui, au final, s’avèrent essentielles dans la construction personnelle ? Alors, pour que ce soit vraiment une aide, un robot devra s’adapter au rapport au corps de chaque personne, à la façon dont chaque personne éprouve son corps et préfère être lavée (ou pas, d’ailleurs). Donc, un seul et même robot ne sera pas apte à laver trois personnes différentes par exemple, ce qui peut aussi poser le problème économique du coût et de la rentabilité, si on doit produire un robot par personne… mais le corps dépendant n’a pas à s’adapter au robot. Un rapport au corps se constitue au fil de l’histoire de la personne et des trajectoires que l’on emprunte ; et si l’on ne respecte pas ce rapport-là, cela peut être dangereux. Par exemple, si on touche une zone de mon corps que j’ai interdit à certain-e-s, cela provoque en moi une sensation d’angoisse, voire de salissure, de souillure, de désappropriation de moi-même.
Cette dernière question me permet d’aborder un autre aspect du problème. J’ai parlé de rationalisation du soin au corps tout à l’heure. Oui mais selon quelles normes ? Et qui instaurera ces normes ? Autrement dit, si on utilise la robotique comme aide quotidienne, cela ne développera-t-il pas une autre sorte de « discipline du corps ». Je m’attarde un instant sur la notion de discipline du corps. C’est Foucault qui développe cette notion dans le cadre de son analytique des logiques de pouvoir sur les corps. Selon lui, les logiques de pouvoir façonnent les corps. Au XVIIème siècle, la naissance de l’orthopédie témoigne d’une classification des corps normaux et anormaux et d’une volonté de corriger les corps anormaux, les discipliner et les faire entrer dans la norme. Foucault met aussi en exergue des lieux de discipline du corps : la prison, l’atelier, l’école, l’armée. Il me semble qu’il y a des études historiques sur l’adaptation du corps ouvrier aux machines, mais je ne suis pas spécialiste de cette question. De même, l’armée, par exemple, avec sa discipline du corps particulière, façonne des corps masculins et produit, en quelque sorte, des corps virils, produit des normes corporelles de virilité. La discipline du corps peut être mise en place par des contraintes extérieures au corps, mais elle peut aussi entrer dans les corps mêmes, notamment par des procédés chimiques. Les pilules contraceptives normalisent les cycles des jeunes filles oestrogénées selon une norme particulière, produisant des normes corporelles de féminité. Je précise ici que je ne critique en aucun cas les pilules contraceptives ; je dis simplement un de leurs effets sur les corps féminins et l’instauration de certaines normes sociales.
Mais revenons à nos robots dans les salles de bain, les cuisines, ou les chambres. Ils seront fabriqués par des concepteurs qui auront leur propre économie psychique, leur propre idée du corps, leur propre conception de ce qui va de soi ou non, de ce qui est normal ou non. Un des risques serait donc qu’ils reproduisent des contraintes, des disciplines et des normes corporelles, là où un corps dépendant a à se réinventer et à réinventer son quotidien. Je vais vous donner un exemple absurde, mais parlant : on a voulu domotiser mon appartement : outre le fait que je me suis retrouvée enfermée dans mes WC, il aurait fallu que je me lève et que je marche dans mon couloir pour aller actionner le mécanisme d’ouverture de porte. Le déplacement d’un point à un autre a été pensé par un valide et ne correspond pas à mon corps. Voilà qui me complique davantage la vie… j’ai tout fait débrancher.
Tout à l’heure, a été cité l’exemple d’un robot qui remet sur la table les objets tombés par terre. J’ai remarqué qu’inconsciemment, les personnes valides ramassent les objets au sol et les mettent en hauteur. Cette logique de valide ne correspond pas à mon corps et, plaquée à ma manière de vivre, cela m’handicapera plus que ça m’aidera (« tu veux cet objet… eh non ! Tu l’auras pas ! » )
Certes, un corps dépendant ne peut jamais être complètement en-dehors des normes – sociales, corporelles, ou même sexuelles – ; mais il a à s’approprier ce cadre normatif, à se réinventer dans les limites que le social et ses propres capacités lui imposent. Il me semble que là est le grand défi de la robotique : elle doit être moins une contrainte qui éloigne le sujet dépendant de son propre corps, qu’une aide à se l’approprier et à se définir lui-même. »
Mais, que chacun-e se rassure ! Le robot qui donnera la douche ou conversera avec un humain est loin d’être fabriqué. Un robot ne peut aujourd’hui être efficace que s’il évolue dans un cadre très précis et que l’on programme à l’avance les multiples possibilités qui pourront se présenter à lui. Pour l’instant, aucune créativité, ni aucune volonté propre, pour un robot.
En gros, la robotique et l’aide quotidienne, aujourd’hui, c’est ça : 000