C’est une question de point de vue…

En écoutant une conférence de Julia Kristeva qu’elle donnait sur le handicap au collège des Bernardins (rediffusée sur France Culture)  je me suis interrogée…

Je me suis interrogée tout d’abord sur la production de savoir sur les handicaps. En France, la majorité des discours audibles, produits sur le handicap, sont faits par des valides. C’est donc le point de vue valide sur le handicap qui prévaut dans l’élaboration des savoirs, dans l’espace social tout entier, et qui est intériorisé ensuite par chacun-e, y compris par les personnes handicapées. Comment, dès lors, s’accomplir et se conquérir lorsqu’on entend dire, partout autour de soi, que le handicap est une tragédie qui fait prendre conscience de la finitude humaine ? Je trouve ce discours dangereux, aussi dangereux que, pour une jeune lesbienne qui entendrait dire, par exemple, que l’homosexualité est une abjection contre-nature.

Un-e valide qui parle du handicap… je pense alors à ce que dit Virginie Despentes dans King Kong Theory :

« Ils aiment parler des femmes, les hommes. Ça leur évite de parler d’eux. Comment expliquer qu’en trente ans aucun homme n’a produit le moindre discours novateur concernant la masculinité ? Eux qui sont si bavards et si compétents quand il s’agit de pérorer sur les femmes, pourquoi ce silence sur ce qui les concerne ? […]
De quelle autonomie les hommes ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? »

Remplaçons maintenant « hommes » par « valides », « femmes » par « handicapés » ; et voyons ce que ça donne : « Ils aiment parler des handicapés, les valides. Ça leur évite de parler d’eux. Comment expliquer qu’en trente ans aucun valide n’a produit le moindre discours novateur concernant la « validité » ? Eux qui sont si bavards et si compétents quand il s’agit de pérorer sur les handicapés, pourquoi ce silence sur ce qui les concerne ? […] De quelle autonomie les valides ont-ils si peur qu’ils continuent de se taire, de ne rien inventer ? De ne produire aucun discours neuf, critique, inventif sur leur propre condition ? »

Je rêve qu’un jour, un-e valide se regarde et se raconte en tant que valide, remette en question l’ordre valide… Bon, je sais, la norme est toujours silencieuse sur elle-même et ne se définit que par un discours produit sur ce qui est en-dehors d’elle. Mais après tout, pourquoi pas ? L’être-valide a sans doute besoin d’être étudié, remis en question ; de se réinventer et se libérer de ses carcans, comme le mythe du corps parfait ou toujours plus performant. A quand l’émancipation des valides ?

Alors, vous me direz : « Mais il faut parler du handicap pour qu’il soit présent dans l’espace public ». Certes, il faut en parler ; et J. Kristeva en parle, ce qui est une bonne initiative. Mais ne serait-ce pas mieux encore si elle laissait la parole aux principaux concernés ? Ne me libère pas, je le fais moi-même. Ne me raconte pas, je le fais moi-même.

J. Kristeva essaye de déconstruire le discours dominant sur le handicap (et elle y arrive à certains moments !) mais le plus souvent, elle le reconduit. Sa thèse est la suivante : le handicap est la face moderne du tragique parce qu’il nous confronte à la mortalité individuelle et sociale, mais ce tragique est une chance parce que cela permet de mobiliser une créativité qui transcende. Je voudrais revenir sur la relation entre handicap et mortalité établie par J. Kristeva, car on y voit en creux le point de vue valide.

J. Kristeva dit que le handicap diffère des autres différences, en ceci qu’il nous confronte à la mortalité. Le handicap est au croisement du déficit biologique et du déficit de la réponse sociale. Mais plus encore que les « transgressions sexuelles » (dit-elle), l’écart aux normes, dans le handicap, fait mourir la personne handicapée si elle est seule et si elle n’a pas d’aide humaine.
Je ne reviendrai pas sur la question biologique. J’ai déjà consacré un article à ce propos (ici). Je préfère plutôt traiter de la question de la dépendance physique, qui se trouve alors introduite dans la tension entre handicap et finitude.

Certes, je ne peux nier la forte dépendance physique ; mais il s’agit ici de la mettre en perspective et d’interroger la place de la dépendance dans le règne des valides.
Les valides ne sont-ils pas dépendants entre eux ? En effet, la mort sociale peut avoir des conséquences désastreuses sur la vie psychique et la santé physique. N’y a-t-il pas interdépendance entre les acteurs/actrices dans le monde social ? Pourquoi la dépendance physique ne serait-elle pas une autre forme de dépendance, ni plus ni moins importante que la dépendance affective, économique ou sociale ?
De plus, considérer ainsi la dépendance physique des personnes handicapées, c’est voir ces personnes comme exclusivement passives. Or, je crois qu’on peut avoir, malgré le handicap, une capacité d’agir. C’est oublier aussi que des valides peuvent être dépendants des handicapés, notamment du point de vue salarial. Ne voir que de la passivité, c’est encore une fois écrire l’histoire du point de vue du dominant.

Parlons maintenant de la mort et de la finitude humaine, que le handicap révèlerait plus que toute autre réalité.
Vous l’aurez compris : je n’aime pas beaucoup cette idée et je trouve violent que cela soit dit et diffusé sur une radio nationale. Certes, comme la plupart des gens, j’ai peur de la mort et on pourrait me rétorquer que ce que dit J. Kristeva va de soi et que c’est moi qui ne veux pas voir ma condition mortelle, due à mon handicap. Cependant, d’après ce qu’on m’a dit, un-e valide est tout autant mortel-le que moi… Qu’est-ce qui, donc, m’empêcherait de m’exclamer dans la rue : « Oh ! Un valide ! Il me rappelle ma condition mortelle ! ». Pourquoi le handicap serait-il davantage un rappel de la finitude humaine ? Ici, il s’agit d’interroger la construction sociale de la perception du handicap comme la pénétration de la mort dans la vie ; la construction d’une altérité plus mortelle que soi, un soi qui se définit, par ricochet, comme davantage préservé de la mort.
De plus, l’imaginaire social produit une image du handicap comme un anéantissement de l’avenir, une mort avant l’heure. Mais ce n’est pas le handicap en lui-même qui condamne à mort ; ce sont les discours dans les institutions, notamment médicale et scolaire, qui font voir la personne handicapée comme incapable de s’accomplir et figent le mouvement de l’existence. Le handicap n’est qu’une réalité ; et comme toute réalité, elle se laisse interpréter ; tout dépend alors de ce que l’on en fait, individuellement et collectivement.

J. Kristeva dit vouloir « désinsulariser » le handicap : le handicap ne doit pas être vu comme une réalité à part. C’est pertinent, mais ce faisant, elle définit le handicap comme une singularité, et à son tour, elle oublie que les personnes handicapées sont des êtres sociaux, évoluant dans un espace social ; et qu’au même titre que l’homosexualité ou la féminité, le handicap est une construction sociale élaborée, pour l’instant, du point de vue valide.

Un commentaire sur “C’est une question de point de vue…

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s