Sans visage ?

L’autre jour, je parlais à une amie. Nous parlions des questions et des remarques désobligeantes qu’on pouvait entendre dans l’espace public ou dans des relations interpersonnelles, sur les individus handicapés. Cette amie me disait : « A part si je m’appelais Alfred Jarry, je ne pourrais même pas mettre en scène ce genre de scène complètement incompréhensible et décalée… Le public n’y croirait pas ». Mon amie avait dit dans un langage d’études théâtrales, ce que j’avais l’habitude de décrire en langage sociologique comme « une extraction du corps handicapé des cadres habituels de relation et de praxis ». En effet, dire à un individu handicapé : « la dame, elle boite » est fréquent ; alors que dire à un individu valide : « la dame, elle a un gros nez » serait plus facilement perçu par le locuteur/la locutrice (quoique… il y a toujours quelques irréductibles, il est vrai.) comme une remarque déplacée qu’il tairait devant le destinataire/la destinatrice de la remarque. Autre exemple : deux femmes de 24 ans. On dira à la première, handicapée, « Bonjour, jeune fille. » et à la seconde, valide, « Bonjour, madame », même si on sait l’âge exact des deux femmes. Ce qui est intéressant, c’est qu’on remarque ce même comportement invraisemblablement intrusif, pour tou-te-s les individu-e-s qui diffèrent des normes. On demandera très facilement à une personne d’origine étrangère quelle est son origine ; à une personne homosexuelle, qui fait l’homme/la femme ; à une personne trans, si elle a un pénis/une vulve. Sans parler du harcèlement de rue que subissent beaucoup de femmes, au quotidien. Bien sûr, dans ces différents cas, ce ne sont pas les mêmes ressorts représentationnels à l’œuvre, mais ils ont tout de même en commun de ne pas obéir à la même logique que celle qui s’applique aux corps qui apparaissent dans la norme. Nous pouvons nous demander pourquoi ce comportement décalé envers ces corps différents ou dominés. Selon moi, ça tient à l’élaboration d’un espace public qui, loin d’être universel, est structuré selon des normes et des logiques de domination et stigmatise des catégories de population.

Comment expliquer cette extraction de certains corps des logiques de relation ? J’ai hésité longtemps avant d’avancer une hypothèse. Mais c’est en lisant un article du New-York Times sur le phénomène du trolling, en particulier lorsqu’il devient violent, sur Twitter, et du fait que les déchaînements de violence sur internet sont liés au fait qu’on ne voit pas le visage de l’autre (« facelessness »). L’article mobilise alors Levinas. Emmanuel Levinas, le philosophe que l’on trouve dans tous les programmes de Terminale, use du concept de visage pour fonder son humanisme, la rencontre avec l’Autre, etc. L’article, en soi, ne m’a pas paru pertinent. Je me méfie de tout discours qui voit, dans Internet ou toute autre technologie, la fin de l’humanité. Ensuite, je ne pense pas que l’on puisse réduire le fameux « Toi, c’est toi » au seul visage corporel ; Levinas ne dit-il pas lui-même :

 « C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! » (Éthique et Infini, Ed. Le Livre de Poche, p.79).

Vous vous demanderez pourquoi je cite cet article, dont je viens juste de dégommer l’argument central. C’est parce que j’ai été intéressée par le « facelessness » autour duquel tourne l’article. Je vais m’en servir ici, mais je vais le détourner du sens que lui donne l’article du New-York Times.

Pour moi, c’est quand le regard se pose sur un corps différent que le visage disparaît. Lorsque l’agresseur tabasse dans la rue une personne à la peau plus mate que la normale, une femme aux allures masculines, un homme à la gestuelle féminine ; ou, dans une autre situation, quand, moi, il me filme à mon insu ; fait-il cela parce qu’il ne voit plus les visages, parce que la peau, la démarche ou la gestuelle lui font oublier le visage, l’humanité, de l’objet qu’il touche, qu’il regarde ? Le regard, se centrant sur une caractéristique, une seule, oublie que sa cible n’est pas un objet, une chose. D’où la violence, d’où l’extraction de certains corps des logiques de relations.

Je me souviens qu’à la table ronde de la Queer Week, la question de l’anonymat a été posée. Bien sûr, ça protège les blogueur-ses. Mais pour moi, comme le regard normatif n’a presqu’aucune prise sur mon corps sur Internet, je peux donner une image de moi qui me convient et que, pour la première fois, je décide. La question de la construction d’un personnage dans l’espace public se pose alors. Sur Internet ou dans la rue, les enjeux sont les mêmes, à ce niveau-là. J’aime fumer ma clope dans la rue devant des gens dont le regard, à coup sûr, m’infantilise… j’aime reconstruire un visage qui me sied, plusieurs visages, par-delà les morceaux de visage que l’on m’impose Tant de visages se superposent que je ne sais plus quel est le premier. Comme dirait Claude Cahun, une photographe et écrivaine que j’aime beaucoup : « Sous ce masque, un autre masque. Je n’en finirai pas de soulever tous ces visages. ».

Lien vers l’article dégommé : http://www.nytimes.com/2015/02/15/opinion/sunday/the-epidemic-of-facelessness.html?_r=1
Et je ne peux résister à l’envie de vous faire découvrir un peu Claude Cahun :  http://www.jeudepaume.org/?page=article&idArt=1397

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