Ce vendredi 6 mars 2015, je participais à une table ronde « Militantisme féministe et LGBTIAQ+ sur Internet », dans le cadre de la Queer Week, à Science Po Paris. Je me tenais aux côtés des blogueuses : Charlotte de Bruges, Daria Marx et Clemmie Wonder.
Voici le texte de ma présentation :
L’ordinateur libère la personne handicapée. Je vous assure. Vous avez devant vous une technophile, mais une technophile par nécessité ; car sans cette technologie, je n’aurais pas pu aller à l’école et je ne vous parlerai pas ce soir. L’ordinateur prolonge mon corps.
Partant de là, je suis convaincue qu’Internet peut engendrer une plus grande participation de la population handicapée à la vie de la cité. Après tout, dans ce nouvel espace public, il n’y a pas d’escaliers ou de portes trop étroites. Tout le monde peut y accéder par la seule force de son ordi, de son téléphone, de sa wifi. En ce nouvel espace où la dématérialisation est au fondement de tout, le corps n’est plus un obstacle. Sur Internet, je ne suis plus un corps malhabile et étrange, un corps hors-normes. Je suis les mots que j’écris, l’image que je me construis à travers les statuts que je poste sur Facebook, les articles et autres documents que je partage. Et pour celles et ceux qui, comme moi, ont des difficultés d’élocution, Internet instaure entre eux et les autres une certaine égalité dans la prise de parole sur les réseaux sociaux: l’équité de l’écrit fait que chacun-e a le même pouvoir sur la production et la diffusion de l’information, qui sont devenues aujourd’hui des enjeux considérables.
Un de ces enjeux est le récit du réel et la manière de raconter le monde, de se raconter soi-même dans le monde. Les médias alternatifs proposent d’autres possibles de mise en récit de la réalité, qui diffèrent, voire s’opposent, aux manières qu’ont les médias dominants de raconter cette même réalité.
Or, le handicap – physique, j’insiste bien là-dessus – apparaît souvent comme une réalité, en-dehors de la réalité ; un îlot de réalité sur lequel on n’ose pas poser les pieds et qu’on rejette le plus souvent loin des rivages de la conscience. C’est aussi une réalité qui, quand elle est racontée, ne se raconte, le plus souvent, que par la parole de celles et ceux qui ne la vivent pas – ou de très loin –, et donc, qui ne se voit qu’à travers des fantasmes et des projections bien souvent inappropriés.
Ce que je voulais faire, avec mon blog, c’était de construire des ponts et de faire entrer le handicap, le corps handicapé, dans la réalité commune à toutes et à tous. Le validisme demeure un impensé dans les structures de domination. Vous remarquerez qu’à la télé, à la radio, sur Internet, lorsqu’un « expert » fait la liste des discriminations, elle se résume généralement au sexisme, racisme souvent couplé au classisme, homophobie – parfois transphobie, mais ça devient déjà plus rare. Mais jamais – ou presque jamais – n’est évoqué le terme de « validisme » ou le handicap.
J’ai voulu que le blog soit un moyen de réappropriation du corps, de l’image du corps handicapé. Je suis très attachée à cette notion de réappropriation, ainsi qu’au terme d’empowerment.
Selon moi, le corps handicapé interroge et met à l’épreuve la pensée féministe sur ce point : est-ce qu’un corps immobile a du pouvoir ? Est-ce qu’un corps, taxé d’incapacité, peut quand même résister et s’émanciper ? Il y a, dans les notions de résistance et d’émancipation, une idée de lutte, une idée d’action sur soi, apparemment incompatibles avec le corps handicapé, éternellement enfant, éternellement passif, éternellement soumis. Or, le statut de victime est certes confortable, mais un peu ennuyeux à la longue ; et moi, je ne voulais pas être une éternelle victime.
J’ai donc voulu prendre la parole, construire du sens, élaborer mes propres significations. Mais c’est une parole que je ne voulais pas centrée sur le handicap, mais incluant le handicap dans une réflexion plus globale. Après tout, comme toute bonne petite queer qui se respecte, j’ai une identité mouvante et fluctuante ; et je n’aime pas être réduite à une caractéristique de moi-même, par trop de simplisme. C’est pour cela que j’ai du mal à me définir comme militante, même si ma démarche est, par ailleurs, militante – un peu malgré elle. Je trouve que le risque de se dire militant, c’est d’être réduit – ou de se réduire soi-même – à la cause qu’on défend. Je ne sais si un autre militantisme, qui ne réduit pas, est possible.
J’ai donc centré le propos du blog sur le corps et sur l’intersectionnalité, en me demandant comment je pouvais inclure le handicap au sein de cette réflexion. Comment, moi, femme, lesbienne, d’origine asiatique et handicapée, je peux construire du sens et me mettre en récit dans l’espace public ? J’ai choisi d’écrire sur le corps parce que, tout d’abord, je travaille depuis quatre ans sur le corps dans la contestation politique – et du coup, ça m’arrangeait bien ! – ; mais aussi parce que c’était un autre moyen, comme je l’évoquais tout à l’heure, d’inclure le handicap dans la réalité commune. Nous avons tous et toutes un corps, des conflits avec lui, des satisfactions aussi. Cela me permettait donc de faire entrer mon propre corps dans le règne commun des corporéités. Enfin, mes recherches m’ont montré que le corps est un thème inépuisable ; on peut tout aborder par ce biais : l’identité, l’art, la politique, le rapport aux normes, à soi, la sexualité, etc.
Ne parler que de handicap aurait rendu mon discours inaudible. Je l’ai dit : l’expérience du corps handicapé apparaît comme lointaine ; et un discours dans lequel on ne peut se retrouver reste inaudible. Et puis, les handicapés ne peuvent pas parler, c’est bien connu ! Outre ce trait d’ironie, je pastiche là le titre du livre de Gayatri Spivak (Can the subalterns speak ?) qui dit, grosso modo, que même si elles prennent la parole, les populations subalternes ne seront pas entendues par les institutions de pouvoir. Spivak développe alors le rôle de l’éducation dans la possibilité de prise de parole et du « parler avec ». Je crois que ma formation universitaire me permet d’user d’un langage particulier, de mettre en forme mon langage pour qu’il soit entendu. Le pouvoir de mon langage universitaire semble venir contrebalancer mon non-pouvoir dû à mon image de personne handicapée. Après tout, on aura davantage tendance à écouter et à donner crédit au brillant langage de l’universitaire qu’au discours, supposé plaintif, d’une personne handicapée. Comme je l’ai dit, avec ce blog, je veux faire des ponts et « parler avec ». Je crois que cela ne peut se réaliser que par l’instauration d’un langage commun ; en l’occurrence celui du dominant, langage que je me suis appropriée. Je sais bien que ce que je viens de développer est sujet à débats, mais comme dit Adrienne Rich, une poétesse lesbienne américaine :
« this is the oppressor’s language
But I need it to talk to you. »
A lire aussi : les blogs de Charlotte, Daria et Clemmie :
http://lolaveclesconnes.tumblr.com/
http://dariamarx.com/
http://clemmiewonder.tumblr.com/
Bonjour,
Je suis venue à cette conférence de la QW et je dois dire que c’est la première fois que j’entendais parler de « validisme » et de réflexions sur le handicap. On nous présente souvent (pour ne pas dire toujours) les personnes qui ont un handicap comme des victimes infantilisées, et c’était vraiment très intéressant (je voudrais un terme plus fort, car c’était beaucoup plus qu’intéressant, beaucoup moins plat, beaucoup moins terne, mais je ne trouve pas) de voir une actrice qui prend la parole et qui s’affirme.
Merci et tout mon soutien ! Je crois que tu as gagné une nouvelle lectrice 🙂
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Noémie, merci.
Moi aussi, j’ai découvert le mot de validisme (et Word ne le connaît toujours pas) lors de ton intervention à la conférence de clôture de la Queer Week. Je m’y rendais pour entendre parler de féminisme sur internet ; autant dire que j’allais en terrain conquis, connu, ouverte à la découverte mais ne m’attendant pas à être bousculée dans mes certitudes.
Ta présence – non, ce n’était pas tant ta présence ; ton témoignage, autant que ton analyse, ont été pour moi une véritable prise de conscience d’une dimension nouvelle. Car comment penser le corps sans prendre en compte le handicap – ou la validité ? La validité m’est apparue comme une donnée qui n’allait pas de soi, alors que jusqu’à présent elle était pour moi un postulat de départ. Le handicap m’est apparu comme un sujet nouveau, un corps parmi les possibles, alors que jusqu’à présent il était pour moi comme une sentence sur un corps atrophié, amoindri.
Je n’ai pas adhéré à tout ce qui s’est dit dans cette salle. Une idée, en particulier, m’a choquée : les hommes n’auraient pas leur place dans le combat féministe, les femmes blanches ne pourraient pas s’emparer du discours afro-féministe, l’intersectionnalité ne serait qu’opportunisme pour celles et ceux qui ne seraient pas victimes d’oppressions diverses. Alors quoi, faut-il être une ouvrière gouine trans noire travailleuse du sexe handicapée pour être légitime dans sa lutte intersectionnelle pour l’égalité et contre les dominations exercées dans la société ? Ne pas avoir fait – pu faire – l’expérience d’une « phobie » m’interdit-il de m’allier à celles et ceux qui, eux, la vivent au quotidien ? Dois-je alors conclure que seul.e.s les handicapé.e.s auraient le droit de « défendre leur corps », de combattre le validisme et de faire entendre leur voix ?
Bien sûr, il ne s’agit pas de se réapproprier le discours des intéressé.e.s, quitte à le maltraiter. Il ne s’agit pas non plus d’en faire une « parole des faibles », avec toute la condescendance que cela suppose. Non, il s’agit d’écouter cette voix, de s’en faire l’écho, de l’intégrer dans sa réflexion sur le corps et ses possibles, sur les normes et les oppressions sociales.
Grâce à ton geste défendant – au pouvoir que tu prends sur ton corps et au discours que tu produis sur ce geste –, tu explores les possibles, et bouscules le discours des valides qui, presque toujours, t’ignorent sans le vouloir. J’en faisais partie, mais vais tâcher à présent de rendre au corps handicapé sa place dans ma réflexion.
Noémie, merci : ce blog est une mine de portes à ouvrir…
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