Hier, je flânais sur Youtube, comme tout individu désoeuvré de notre époque ; et je suis tombée sur cette vidéo où Guy Hocquenghem, une des figures emblématiques du F.H.A.R. (Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire) qui a rayonné dans les années 1970, présente Race d’Ep, un film qu’il a co-réalisé (avec Lionel Soukaz). Hormis les élucubrations lyriques de Jean-Edern Hallier, qui comparent les homosexuels aux fils des dieux (Ouais, les gars, NOUS SOMMES DES DIEUX !), cette vidéo m’a parue intéressante pour ces phrases que prononce Hocquenghem
« Je pense qu’on a essayé de faire une chose qui soit à la fois comique, par moment très tragique – quand nous évoquons des choses, comme les camps de concentration –, mais qui soit avant tout un partage émotionnel avec un public non spécialisé. Et je pense que c’est très important pour nous, c’est très important pour les homosexuels de faire partager leurs émotions, et pas de donner une explication théorique sur ce qu’ils sont. Au fond, il n’y a pas à s’expliquer de ce qu’on est naturellement. »
Il y aurait fort à dire sur l’apport politique du partage des émotions, la mise en récit ou en image du corps vécu, dans l’expérience artistique. Mais cela mériterait d’y consacrer un article entier. Je pense l’écrire prochainement. Aussi vais-je évacuer cet aspect-là, pour l’instant, et en traiter un autre qui me semble tout aussi important.
Lorsque j’ai entendu Hocquenghem prononcer : « Au fond, il n’y a pas à s’expliquer de ce qu’on est naturellement. », j’ai pensé à une situation que j’ai vécue, il y a même pas quinze jours.
De retour à Montpellier, je suis allée voir Tontons G. et A. – mon oncle et son compagnon. Il recevait aussi un couple d’amis, avec deux enfants de 8 et 5 ans. Au bout d’un moment, Tonton A. vient me voir, accompagné du petit de 5 ans, et me dit
– *Nom du petit* a une question pour toi.
Le petit :
– Pourquoi t’es comme ça ?
Et devant l’air gêné de la mère, Tonton déclare, sur un ton magnanime :
– Il a le droit de poser cette question.
Pourquoi un enfant aurait-il le droit de poser toutes les questions du monde ? Et un adulte a-t-il le droit d’encourager un enfant à poser des questions qui vont mettre mal à l’aise, parce qu’obligeant à expliquer pourquoi on est, à justifier de ce que l’on est ?
Ce n’est pas la première fois que je vis ce genre de situation où un enfant, où un adulte, m’aborde dans la rue et me demande sans préambule « ce que j’ai », « pourquoi je suis comme ça ? ». Dans la rue, dans le métro, dans les bars, dans les soirées, je sens que ma présence doit être justifiée et expliquée. Pourquoi mon corps doit-il être expliqué, alors que tel autre est exempt de toute explication ? Je crois que dans la phrase : « Au fond, il n’y a pas à s’expliquer de ce qu’on est naturellement. », c’est le « naturellement » qui m’a interrogée. Le naturel, c’est l’autre mot pour dire « ce qui va de soi » et que l’on n’interrogera pas. Pour moi, mon corps va de soi, mon corps est naturel ; il ne tient pas lieu d’explication. Mais pour la plupart des gens, mon corps est hors-normes et ne va pas de soi. La norme ne s’interroge jamais sur elle-même ; elle va interroger ce qui diffère d’elle, lui demander des comptes. Rares sont les gens qui demandent : « Pourquoi tu es hétérosexuel-le ? », « Pourquoi tu es cisgenre ? » ; « pourquoi tu es valide ? ». On demandera plutôt : « et euh… ton homosexualité s’explique par une mère/un père trop présent-e ? » ; « et euh… comment ça se fait que tu te sentes femme ? T’es un homme, pourtant… » ; « et euh… pourquoi tu boites/pourquoi tu es en fauteuil ? ». Certains corps hors-normes doivent constamment se justifier de leur existence, lorsque d’autres sont là, simplement là évidents, allant de soi.
Par certains gestes ou certaines paroles, je sens mon corps d’une autre nature ; je me sens irrémédiablement autre, hors de l’humain. Comme la fois où, dans le train, un monsieur, bien sous tous rapports, m’a filmée, à mon insu, pendant que je rangeais mes affaires. Mon corps fait souvent spectacle, car son existence ne va pas de soi.
Dans Bodies That Matter, Butler développe l’idée que certains corps ne peuvent pas être lus selon le système normatif dominant ; ils ne peuvent pas s’inscrire d’emblée dans les cadres de pensée habituelle. Ces corps, « qui ne comptent pas », vont alors faire l’objet d’un processus d’altérisation ou de normalisation pour pouvoir être lus et compris.
Mon corps ne compte pas. Et pourtant, c’est sur lui qu’on s’attarde ; c’est lui qu’on interroge sans cesse. On ne l’autorise pas à dire : « Je suis. J’existe. C’est tout ce que tu as à savoir. ».