Une fois n’est pas coutume, je vais parler de moi dans cet article. Il me paraît intéressant et important de vous livrer une réflexion sur mon rapport à la norme, aux normes.
Ah, les normes ! Réconfort invisible pour certains. Danger qui exclut pour d’autres. Structures sociales essentielles. Pendant l’adolescence, j’ai essayé de m’y conformer. Surtout ne pas sortir du rang. Mais avec mon corps et mon histoire, c’était comme essayer de faire entrer un cercle dans un carré. Il y avait toujours un truc qui dépassait, un pied, un mouvement, un doigt, un désir. Pourtant, je ne suis pas de celles qui affirment vouloir se débarrasser des normes sociales, et gna, et gna, et gna… Chaque individu en a besoin. Tout un chacun – moi la première – structure son regard selon des normes. Les normes sont comme les sirènes. On a tous envie de les rejoindre à un moment donné, même si on risque de se perdre soi-même. Ce que je crois, moi, c’est qu’on peut jouer avec les normes, se réinventer soi-même. Mais les normes nous contraindront toujours. L’idée n’est pas de dire : « Les normes, ça ne devrait pas être. », mais bien plutôt de dire : « Les normes existent dans leur coercition et leur imitation. Qu’est-ce que je peux bien faire avec, moi qui ne peux m’y conformer ? ».
J’ai pris conscience très tôt que je différais de la norme. Par le handicap, penserez-vous ? Que nenni ! Bien que je sois handicapée de naissance, la perception de mon handicap et de ma différence par le handicap est venue tardivement, vers 8 ou 9 ans. Comme quoi… Etre différente et se percevoir comme différente ne coïncident pas toujours. Non, avant mes 8 ans, je différais de la norme, parce que j’avais des yeux bridés, des cheveux noirs et raides (sur lesquels aucune barrette ne tenait), qu’on m’appelait la Chinoise, alors que je suis née à Séoul (ce que ça pouvait m’énerver !) et que mes parents avaient les yeux ronds européens, des cheveux châtains (ou pas d’cheveux du tout, d’ailleurs). Bon j’arrête avec les parenthèses. Je différais donc par mon origine et par ma filiation. Je le sentais parce que j’entendais des expressions comme : « Ses vrais parents » ; « et son frère c’est son frère biologique ? » qui faisaient sentir que ma filiation n’allait pas de soi, que l’adoption était moindre par rapport au biologique. Je sentais ce poids d’un lien filial qui était moins justifié, moins légitime que si j’avais été conçue dans l’utérus de ma mère, au lieu d’être Made In Korea et d’être arrivée en avion. Cela dit, ça a plus de gueule !
Mon premier écart à la norme réside dans ma filiation. Le handicap est venu plus tard, quand j’ai commencé à le considérer comme un problème, et non comme une spécificité physique, allant (presque) de soi. J’en parle un peu dans l’article du 22 janvier 2015 : « La prise en charge du handicap par l’Education nationale ». De plus, vers 10-11 ans, je remarquais que les petites filles valides qui m’entouraient à l’école changeaient progressivement de gestuelle, adoptaient des gestes plus lents, plus fluides, plus délicats. En un mot, plus féminins. Pour ma part, j’étais assez partagée. Outre mon handicap et mes gestes maladroits et brusques, je suis quelqu’un qui aime aller vite et être efficace : mettre une heure à déboucher un stylo sous prétexte de gnagnas et d’attitudes maniérées, ça ne me tentait guère. Mais, même si, dans mon enfance, j’oscillais toujours entre masculinité et féminité – je pouvais être Ramnoé (une version améliorée de Rambo) et me battre avec mon frère et mon cousin, et deux heures après, jouer au poupon et à la dinette. Je pouvais jouer à des jeux vidéo de baston (comme Dragon Ball Z ou Tekken) et rêver d’avoir un tamagoshi ou le dernier Polly Pocket –, a été toujours présente l’idée de vouloir ressembler à une fille, d’être une fille et de me conformer à l’identité de fille par mon corps même. Ah oui, mais mon corps ne pouvait pas produire des gestes féminins normés ; alors comment construire ma féminité à partir d’un corps hors-normes. Même mes règles, à l’époque, n’étaient pas douloureuses… c’est pour dire !
Et puis, est venu le temps du questionnement sur mon homosexualité, vers 15 ans. BADABOUM ! JE SUIS LESBIENNE ! … AUSSI… à croire que je le fais exprès…
Il m’a fallu longtemps avant de l’accepter, parce que cela m’éloignait encore plus et définitivement de la norme. Adieu pénis ! Adieu mari ! Adieu enfants ! Ma vie ne ressemblerait pas à « Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants » finalement…
Pour la première fois de ma vie, j’ai fait preuve de courage. Très longtemps, j’ai entendu des choses comme : « Quel courage ! » ou « Quelle leçon de vie ! » et d’autres poncifs qui assimilent l’existence handicapée à une forme de courage générale et diffuse. Mais pour moi, le courage implique un choix – le choix de s’affirmer ou non –. Ce choix, le handicap – comme être d’origine asiatique – ne le permet pas, puisqu’un fauteuil roulant ou des yeux bridés jettent directement dans l’arène, jettent d’emblée hors des normes.
Il n’en va pas de même avec l’homosexualité. Attention, je ne dis ABSOLUMENT PAS que mon homosexualité a résidé en un choix : pour moi, en tout cas, le désir pour d’autres femmes s’est imposé à moi. Mais ce que je veux dire, c’est que c’est un écart à la norme invisible (à mon grand dam, d’ailleurs, lors de soirées, quand j’ai mon gaydar enroué. *Seuls les initié-e-s comprendront cette parenthèse*). Il ne m’était pas imposé d’emblée d’assumer mon homosexualité, comme d’assumer mon handicap. Après tout, j’aurais très bien pu refuser cet écart de plus à la norme et continuer de « jouer à l’hétéro ». Combien de lesbiennes refoulées le font, au prix d’immenses luttes intérieures certes ! Mais très jeune, j’ai choisi de faire mon coming-out… à quoi bon lutter ?
Vers 17-18 ans, je me suis mise à fréquenter le milieu gay et lesbien montpelliérain (plus gay que lesbien d’ailleurs), car je le pensais plus ouvert que le « vaste monde ». Les vendredis soirs de mon année de Terminale, se passaient à la terrasse de cafés gays, à discuter avec des copains-copines gays et lesbiennes. A l’époque, j’étais jeune et con (pour reprendre le titre d’une célèbre chanson que j’écoutais à ce moment-là) et je pensais qu’il était des milieux sans normes. Eh non ! Le milieu gay est aussi structuré par des normes : le corps gay est hypernormé : le corps bodybuildé est survalorisé – il n’y a qu’à regarder le porno gay ou les couvertures de Tétu, pour s’en rendre compte –, tandis que la figure de « la folle » efféminée (stéréotype venu du regard hétérosexuel) est dévalorisé. Cependant, pour le corps lesbien (Wittig, mon amour !), il y a plusieurs modèles de corps : butch, andro, gouine, fém, etc. Je me suis essayée à divers modèles. Parfois, je voulais jouer sur ma masculinité et j’adoptais des postures et un langage de butch ; ça ne me convenait pas. Parfois, ma féminité revenait au galop et je jouais à la lesbienne L-Word ; ça ne me convenait pas.. C’était l’époque où je n’avais pas encore déconstruit la binarité des sexes. Mais je me suis rendue compte que je pouvais jouer des personnages, performer mon identité (pour le dire dans des termes butlériens que je ne connaissais pas encore).
Qui dit normes dit exclusion ; et même les exclus excluent. Je me suis rendue compte que le validisme restait un impensé, même dans le milieu LGBT censé avoir réfléchi sur l’idée de normes. Que de fois m’a-t-on demandé : « Et toi ? Tu peux faire l’amour ? ». *Grosse cloche !* ; jusqu’au fameux : « Je ne suis pas attirée par les hommes ni par les handicapés »
Hors-normes partout, même chez les handicapés ? Les rares fois où je me suis rendue dans un institut pour handicapés, je l’ai senti. Déjà, je venais du dehors et je n’avais pas le même habitus. Cela pose la question de l’éducation des jeunes handicapés dans les centres. A l’instar des écoles de filles qui reproduisaient un modèle patriarcal, on peut se demander si les instituts ne reproduisent pas les mêmes mécanismes, pour le validisme, les éducateurs venant du « vaste monde » et les personnes handicapées intériorisant les injonctions validistes.
Et puis, j’ai rencontré le féminisme, le féminisme pro-sexe, l’intersectionnalité, le milieu transpédégouine… j’ai connu un virage queer… et me voilà transformée…
Il me plaît plus de me dire gouine ou queer qu’handi. C’est une identité que j’ai choisi d’assumer. J’aime être queer car ça dit que je suis multiple, un mélange de masculin, de féminin, et d’autres genres. Cela se traduit par mon style vestimentaire que j’ai élaboré : bagues de pieds, chapeau, cravate, boucles d’oreilles. En élaborant ce style, je voulais me réapproprier mon corps et mon identité. Rendre visible mon identité queer et la faire côtoyer mon handicap. Je sais que le regard, toujours, se tournera vers moi ; il s’agit alors pour moi de lui montrer d’autres choses que ce qu’il s’attend à voir. Car, comme vous, je suis multiple.