Pourquoi, à partir du corps et des pratiques corporelles, déduit-on des caractéristiques morales et forge-t-on des « espèces » d’individus ? Pourquoi ce résumé d’un être à son corps ? Dans le cas de l’homosexualité, la pratique de la sodomie engendrerait l’espèce homosexuelle avec ses traits moraux que l’on sait. Comme dit Foucault :
« L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut-être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente […] Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homosexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée […] moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce » (p. 59)
On remarque le même mécanisme de résumé de tout l’être moral à la seule physiologie pour les femmes et pour les populations non européennes. De ces considérations-là à des considérations sur le handicap, il n’y a qu’un pas que je n’hésiterais pas à franchir. Dans l’imaginaire collectif, un corps limité implique un intellect limité, entre autres. Le propos n’est pas, ici, d’aller contre cette idée, mais de la mettre en perspective et, ainsi, de la déconstruire. D’où vient cette tendance à résumer l’être par le seul corps ? Le rapport au visuel est très fort dans notre culture occidentale. Comme dit Régis Debray :
« Nous sommes la première civilisation qui peut se croire autorisé par ses appareils à en croire ses yeux. La première à avoir posé un trait d’égalité entre visibilité, réalité et vérité. Toutes les autres, et la nôtre jusqu’à hier, estimaient que l’image empêche de voir. Maintenant, elle vaut pour preuve. Le représentable se donne pour irrécusable ».
Or, on peut utiliser ici l’idée, très présente dans les sociologies des mobilisations, que chaque individu, lorsqu’il est dans l’espace public, est en représentation : il se lit et il est lu selon un rôle, une image bien définie, produite par les structures sociales. Sur quoi va se fonder cette image ? Sur le support le plus immédiat, le plus évident qui soit : son corps. Dans le cas où le corps est hors normes, c’est d’autant plus vrai : ce qui diffère de moi m’échappe. Je vais l’expliquer en me fondant sur ce qui me paraît le plus immédiat, et donc le plus visible, et donc le plus simple.
Je voudrais maintenant faire un lien avec la physiognomonie. C’est cette pseudo-science qui, à partir de caractéristiques physiques, déduisait les caractéristiques morales d’un individu. Elle a accouché d’un certain nombre de joyeusetés, comme le nez juif ou la bosse du crime – la bosse du crime est issue de la phrénologie, forme de physiognomonie centrée sur le cerveau. La physiognomonie a surtout connu son essor au XVIIIème et au XIXème siècle, moment de la rationalité triomphante, de la mise en place de l’hégémonie scientifique et médicale et du paradigme du tout-biologique. Je ne reviendrai pas sur le rapport entre discours scientifique et pouvoir. J’ai développé ce point dans l’article du 22 janvier 2015 : « Les processus discriminatoires ». Néanmoins, il est important de noter que le discours physiognomonique, depuis longtemps tombé en désuétude, a parcouru l’histoire du corps et marque encore le rapport au corps de l’Autre.
Pour conclure, je dirais pour paraphraser Foucault – qui considère le sexe comme « principe de causalité générale et diffuse » (p.87-88) pour exprimer l’idée que tout, dans un individu, s’expliquerait par ses attitudes et pratiques sexuelles – ; je dirais donc que le corps entier est vu comme « principe de causalité générale et diffuse ».
Si vous voulez aller plus loin :
– ce petit documentaire-vidéo sur la phrénologie : http://www.reseau-canope.fr/tdc/tous-les-numeros/crime-et-chatiment/videos/article/la-bosse-du-crime.html
– cet article sur la physiognomonie, dont le propos n’est pas très pertinent, mais les images donnent une idée assez claire de la façon dont le discours physiognomonique se construit : http://moreas.blog.lemonde.fr/2009/03/22/physiognomonie-et-delit-de-sale-gueule/