Les processus discriminatoires

Comme dit Kaufmann : « La société a besoin de stigmates, de voir des « différences honteuses » qui lui permettent de se représenter comme normale, et pour cela elle les construit (Goffman, 1975, p.163). La source principale de la stigmatisation est tout ce qui a trait au corps (Le Breton, 1990) car il est le support le plus proche de l’identité, celui où l’exigence de normalité est la plus forte. Les personnes handicapées perdent leur condition humaine ordinaire sans accéder à un autre statut reconnu : elles sont situées, par la négative, en rapport à la norme centrale (Calvez, 1994). Le stigmate se forme jour après jour, dans l’infinité des regards et des petites phrases assassines. Son point de départ est un stéréotype :  une morphologie ou un comportement repérés comme particuliers dans le cadre du travail de mise au point de règles du jeu. ».

Dans toute situation de discrimination, le regard du discriminateur réduit celui ou celle qu’il discrimine à une seule caractéristique,  que ce soit le sexe, la couleur de peau, l’origine sociale, l’orientation et/ou l’identité sexuelle/genrée, le handicap et/ou la maladie.  Mon propos n’est pas ici de faire un inventaire à la Prévert de tous les types de discriminations. Je vais maintenant effectuer une mise en perspective historique qui me paraît intéressante.

J’ai l’habitude de dire pour bousculer un peu mes ami-e-s féministes : « les enfants handicapés sont les petites filles du XIXème siècle. Les personnes handicapées sont les femmes du XIXème siècle ». Pourquoi le XIXème plus qu’un autre ? Parce que le XIXème a été le siècle le plus misogyne dans l’histoire du monde occidental ; la binarité de la distinction sexuelle s’est rigidifiée, tant au niveau politique que médical, en passant par l’économique. Je ne m’étendrai pas davantage sur cet aspect, car cela nous éloignerait du sujet qui nous occupe aujourd’hui.

Toujours est-il que l’on retrouve le même imaginaire que l’on projetait à l’époque sur les femmes et le corps féminin – et qui perdure encore aujourd’hui – ; on le retrouve, donc, transposé sur les personnes handicapées et leur corps. Comme les femmes, les personnes handicapées sont passives, là où les valides et les hommes sont actifs. Comme les femmes, les personnes handicapées sont faibles de corps et d’esprit, sont irrationnelles et manquent de contrôle (cf. : l’hystérie féminine), là où les hommes et les valides sont forts, rationnels et contrôlés. Je pourrais encore énoncer des parallèles de ce genre pendant des heures, mais je vais m’arrêter à ces deux-là, les plus parlants.

Ceci étant posé, je peux alors entamer devant vous une sorte de généalogie de la discrimination ou du moins, des discours discriminants. Dans la question de la discrimination, se pose en creux la question de la domination. Le monde social est structuré par mille rapports de force, mille logiques de pouvoir qui, si l’on est foucaldien, peuvent s’inverser à l’infini ; qui, si l’on est bourdieusien, demeurent stables. Toujours est-il que les logiques de domination ne peuvent perdurer sans l’élaboration de discours, de vérités pour légitimer la domination d’un groupe sur un autre. On remarque donc que vont se construire des discours tout d’abord théologiques, ensuite scientifiques et médicaux (du moins, pour l’époque) autour du corps des individus des groupes dominés ; et c’est ici que mon inventaire à la Prévert de tout à l’heure trouve sa cohérence. Les dominés ont tous des corps diabolisés ou pathologisés. Je passe vite sur le discours religieux : comme chacun-e le sait, la Femme, c’est le Diable ; et les amours homosexuels sont contre-nature et vont à l’encontre de l’ordre naturel établi par Dieu ; quant au handicap, on m’a déjà fait le coup du diable qui était en moi et de l’exorcisation. Intéressons-nous plutôt à la pathologisation du corps des dominés. Tout a commencé au XVIIème siècle par la médicalisation du corps des femmes et la mainmise des hommes de l’art sur l’accouchement et le corps féminin. Les femmes apparaissaient alors comme des êtres faibles et valétudinaires, contrastant avec le corps fort et sain des hommes virils.  Au XVIIIème siècle, avec l’essor de la médecine coloniale, ce paradigme s’est déplacé sur la dichotomie européens/non européens ; et il est frappant de voir que les médecins coloniaux ne reconnaissaient pas dans les corps des « sauvages », des corps virils, mais plutôt des corps  maladifs, frêles, efféminés. Je me reporte à l’excellent livre, La matrice de la race, d’Elsa Dorlin, philosophe et historienne de la médecine, qui montre comment le racisme trouve racines dans la distinction homme/femme. Le corps non-européen fut à son tour pathologisé. Puis, au XIXème siècle, ce fut le tour du corps homosexuel (masculin, comme féminin) d’être pathologisé, notamment dans Psychopathologia sexualis de Krafft-Ebing, dont Foucault, entre autres, parle dans la volonté de savoir (le tome I de son Histoire de la sexualité). Dans une autre mesure, on remarque aussi, au XIXème siècle, la pathologisation du corps du prolétaire, avec l’émergence de la question sociale (cf. : le rapport du Dr. Villermé), mais je m’y connais moins dans ce domaine-là, donc je préfère ne pas m’y aventurer plus avant. Nous remarquons donc le même mécanisme paradigmatique qui s’opère à chaque fois sur les groupes dominés.  De même que pour le corps transgenre/transsexuel, le corps handicapé  participerait-il de ce même mécanisme de légitimation de sa soumission et de son exclusion, par sa pathologisation ?

Bien sûr, mon propos demanderait à être nuancé et peut être critiqué par son manque de rigueur scientifique et son ton très généralisant, dû à la contrainte de temps. Cependant, je crois que cette mise en perspective, aussi rapide et lacunaire soit-elle, permet d’interroger l’image de  faiblesse du corps et de l’esprit handicapé  de lui retirer son apparence naturelle.  Après tout, n’est-ce pas le rôle des sciences sociales que de questionner ce qui, de prime abord, va de soi. Cela permet aussi d’interroger l’élaboration du discours médical construit sur le handicap ; et l’élévation de ce discours en discours de vérité, ce qui peut parfois être dangereux.

N.B. : Lire aussi : Charlotte Puiseux, « Les mutantes oubliées » (http://lmsi.net/Les-mutantes-oubliees) et « Opprimé-e-s de tous pays, unissez-vous ! » (http://quefaire.lautre.net/Opprime-e-s-de-tous-pays-unissez)

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