Dans les années 2000, a eu lieu une évolution importante : l’acquisition du droit à la scolarité pour les enfants handicapés. Nous sommes alors passés d’un régime de charité à un régime de droits. Avant 2000, la scolarité d’un enfant handicapé en milieu ordinaire était le fruit du bon vouloir d’une directrice ou d’un établissement. Après 2000, ces élèves ont eu la loi pour eux. En vingt ans, les enfants handicapés et leurs familles sont passés du statut d’objets implorants à celui de sujets de droit. Mais, même si cette symbolique est importante, il est toujours aussi difficile, pour les familles, de faire accéder leurs enfants à l’école. Cependant, refuser un enfant à l’école, c’est condamner sa liberté et son avenir.
A l’époque où j’étais au primaire, il y a donc vingt ans, on parlait d’intégration des élèves handicapés. Puis, le terme d’ « intégration » a évolué vers celui d’ « inclusion ». Aujourd’hui, le terme de « scolarisation » est préféré.
Je rappelle cette évolution terminologique, car je trouve qu’elle dénote de la façon dont, à l’époque, les élèves handicapés étaient considérés. En effet, « intégration » et « inclusion » sous-entendent que, par le handicap même, l’individu est vu comme un corps étranger, trop différent pour que sa présence dans le milieu scolaire ordinaire aille de soi. On l’intègre dans le groupe, on l’inclut dans la classe, mais ce sera toujours un être à-part. Mon propos n’est pas de dire que le handicap ne constitue pas une différence majeure. Loin de moi cette idée. Cependant, si l’on n’y prend pas garde, on peut avoir tendance à essentialiser le handicap, ce qui consisterait à ne voir l’élève handicapé-e qu’en son handicap, qu’en son corps handicapé, et oublié qu’il ou elle est le produit de déterminismes socio-économiques, qu’il ou elle a un habitus particulier et qu’il ou elle peut emprunter des trajectoires différentes, sans lien avec le handicap.
Vous me direz peut-être: « Maintenant que nous parlons de scolarisation, ce que vous venez de dire, Mademoiselle, est caduc. ». Je vous répondrai alors que, même si les mots ont rapidement évolué, les structures de pensée et les systèmes de représentation qui sous-tendent l’action politique et éducative, semblent, elles, mettre beaucoup plus de temps à se modifier. Aujourd’hui encore, je peux noter une certaine propension à l’essentialisation.
Ces préalables étant posés, je peux poser ma première question : que l’on intègre, inclut ou scolarise les élèves handicapés en milieu ordinaire, qu’est-ce qui est en jeu ? Doit-on à tout prix effacer le handicap pour faire entrer l’élève dans le rang ? Doit-on accueillir le handicap et risquer de le visibiliser à l’excès ? Je vais prendre ici des exemples pour illustrer les deux cas de figure.
Au primaire, j’utilisais déjà un ordinateur et j’imprimais donc mes exercices sur feuille blanche. Mes chers instituteurs/trices voulaient absolument que, comme les autres, j’utilise des cahiers (petit format, grand format, protège-cahier bleu, vert, rose, etc.). Il fallait donc sans cesse coller des feuilles – sortant de l’imprimante – sur des feuilles de cahier, ce que je trouve inutile.
Autre exemple : une institutrice m’a obligée à participer à une journée de rencontres sportives. Je me souviens avoir erré sur le stade, poussant mon déambulateur, pendant toute une matinée. Depuis, je me demande si mon aversion pour les spectacles sportifs ne vient pas de là.
Pour illustrer la sur-visibilisation, je citerais deux exemples. A l’époque, il y avait des réunions d’intégration – je ne sais si ça existe toujours –. Se réunissaient autour d’une table neuropédiatre, kiné, orthophoniste, ergothérapeute, directeur d’établissement, C.P.E., l’ensemble de l’équipe pédagogique, parents et moi (uniquement à partir de la cinquième). Un jour, j’en parle à une copine au collège et elle s’étonne : « Mais pourquoi tout ce monde pour toi ? T’as foutu le feu au collège ? ». Ces réunions d’intégration me démarquaient du reste de la classe, par la trop grande attention que l’on me portait et risquaient encore de produire l’effet inverse du but affiché.
Autre exemple : j’ai l’habitude de dire que c’est en CE2, que j’ai découvert que mon handicap pouvait être une souffrance psychique ; avant, je ne le considérais pas comme tel. Mon institutrice avait décrété que comme je ne pouvais pas parler à l’oral, je souffrais obligatoirement. Et pourtant, je discutais tant et plus avec mes copines, pendant le cours ! (C’était très pratique : je bavardais sans bruit ). Elle a voulu que j’aille chez le pédopsychiatre, qui a dit que je n’avais pas de problème de communication. Mais le mal était fait. Dans ma tête d’enfant, j’ai cru que c’était une punition, que j’avais mal fait quelque chose et que c’était à cause de mon handicap que j‘avais récolté cette punition. L’institutrice m’a renvoyé mon handicap que je ne voyais pas comme un problème. C’est, en quelque sorte, une survisibilisation interne.
Par ces exemples, on note ici une certaine tension entre le droit à la différence et le droit à l’indifférence. Au fond, c’est cette tension qui est au centre de la question de la scolarisation des élèves handicapés.
L’exemple de la réunion d’intégration me permet d’introduire une seconde question. Evidemment, je sais ce qui est en jeu dans ces réunions : les questions liées aux A.V.S., à l’adaptation, aux tiers-temps ; tant de questions qui sont très importantes pour le devenir de l’élève. Mais la trop grande attention que lui porte l’Education nationale n’est-elle pas susceptible de mettre symboliquement à l’écart et de stigmatiser ? Je suis consciente que cette question est à double-tranchant. Mais je vais faire un parallèle qui va, je l’espère, éclairer mon idée : imaginons un-e élève qui, à l’adolescence, découvre son homosexualité et qui, très mal dans sa peau, est en échec scolaire. L’Education nationale a-t-elle mis en place des IEN ASH, des Inspecteurs de l’Education Nationale chargé de l’Adaptation Scolaire et de la Scolarisation des Elèves Homosexuels ? Vous me rétorquerez que l’homosexualité est une thématique privée et le handicap, une thématique publique, car il nécessite de mettre en place des dispositifs. Certes, mais cela pose alors la question du processus selon lequel tel thème sera relégué à la sphère privée et tel autre à la sphère publique et politique. Pourquoi telles problématiques doivent-elles relever d’une prise en charge par l’Etat ? Pourquoi la scolarisation des élèves handicapé-e-s a-t-elle été d’emblée définie comme relevant de l’Etat, via l’Education nationale ? Cette prise en charge par l’Education nationale a deux faces : celle, vertueuse, de la mise en place de dispositifs permettant la scolarisation de ces élèves – et dont je suis issue ; celle, vicieuse, de la mainmise des pouvoirs (selon les termes foucaldiens) sur le présent et l’avenir des élèves, voire leur prise en otage.